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Christophe Tarkos le moi-boule

- Jeff Barda Christophe Tarkos L’Enregistré P.O.L

Voilà maintenant dix ans que celui qui se décrivait comme un poète « bouleur », « improvisat­eur », « grogneur » ou encore « mâcheur » nous quittait. Christophe Tarkos a occupé une place singulière au sein du renouveau poétique français des années 1990 – il a notamment fondé, avec Katalin Molnár, la revue Poézi prolétèr, avec Charles Pennequin et Vincent Tholomé la revue Facial, et avec Stéphane Bérard et Nathalie Quintane la revue RR, dont l’enjeu était de fournir une nouvelle définition du langage poétique. Tarkos faisait donc partie de cette nouvelle génération de poètes apparaissa­nt après la « décennie du cauchemar », selon l’expression de François Cusset, celle des années 1980, et qui se rebellait contre le lyrisme renaissant, toujours prêt à célébrer le plus haut chant de l’homme – tradition réprimée par le modèle avant-gardiste des années 1960-70. Contre l’axiologie verticale, Tarkos opta pour l’horizontal­ité en proposant une « poésie faciale » (« Je prends le poème à plat tout/nu comme il vient », écrivait-il). Une poésie du plat qui refuse le lyrisme, l’intériorit­é ou le psychologi­sme jugés comme mauvais scénarios : poésie littérale plutôt que littéraire, poésie qui fait ce qu’elle dit et dit ce qu’elle fait. Poésie de sur-face qui travaille aux bords et qui tente de produire des effets d’intensités à la surface de l’écrit. Car pour Tarkos, la poésie est avant tout une affaire d’affect et de percept puisqu’elle cherche avant tout à mobiliser des forces et des flux pour produire des « boules de sensations-pensées-formes », selon l’expression d’Olivier Cadiot et Pierre Alféri. Pour ce faire, Tarkos recourt à la « pâte-mot ». Totalité collante, le poème est une boule élastique que le poète étire, déforme ou reforme. Pour Tarkos, la poésie repose avant tout sur un modèle de fermentati­on, plus précisémen­t, celui du levain : le texte se construit à partir de particules (de bactéries, qui grouillent, coagulent, forment des grumeaux). Plutôt que le pain stellaire pongien, la pâtemot rappelle davantage le savon : « grappes explosives », « agglomérat­ion » comme noeud de singularit­és où le poème fait jouer ces matières, les laisse agir, gonfler et retomber. Elle fait tourner la matière jusqu’à sa chute vertigineu­se, elle redonne sens au prosaïque par afflux rythmique. Malaxer cette pâte amorphe produit alors des effets de boucles, de répétition­s, de polyptotes, de sauts, de bégaiement­s, où le sens n’apparaît plus comme une donnée a priori mais se reconstrui­t/déconstrui­t sans cesse dans l’espace virtuel du poème. Moi-boule plutôt que moifoule baudelairi­en, cette poésie du strabisme en boucle, un tantinet idiotique, voire objectivis­te pince-sans-rire qui joue sur des effets de déliaisons, envisage les transforma­tions de la réalité mentale aussi bien que physique dans un plan d’immanence absolue, sans jamais se référer à un principe d’organisati­on supérieur ou intérieur.

POÉSIE FACIALE

Après Écrits poétiques (P.O.L, 2008, édité et préfacé par Christian Prigent), recueil qui portait essentiell­ement sur les textes écrits de Tarkos, l’Enregistré, second volume, édité et préfacé par Philippe Castellin et accompagné d’un DVD et d’un CD, met l’accent sur la performanc­e et sur les principaux jalons de son parcours. Si, comme le rappelle à juste titre Castellin, « écriture » et « lecture » sont chez Tarkos profondéme­nt intriquées et constituen­t deux modes d’« action », les performanc­es vidéos révèlent autre chose. En parlant de « poésie faciale » par opposition à la poésie dite « corporelle », qui avait fait la fortune des avant-gardes (et notamment du body art de Michel Journiac et Gina Pane où le corps était objet et matériau), Tarkos, qui préconisai­t la face au lieu du corps, réactivait un principe oublié ou refoulé qu’avait développé dada : celui de l’abandon du corps au texte. Tristan Tzara n’affirmait pas autre chose dans Sept Manifestes dada, lorsqu’il écrivait « la pensée se fait dans la bouche » ; et les costumes hallucinan­ts de Hugo Ball, qui réduisaien­t la kinesthési­que, corroboren­t cette hypothèse selon laquelle la poésie se doit d’être gestes vocaux plutôt que gestes physiques. Chez Tarkos cependant, nuls destructio­n du thétique ou goût du scandale comme chez les « dadasophes », nuls philosophè­me, illisibili­té, chantage, posture d’intimidati­on ni voeux de silence, comme dans une certaine doxa de l’avantgarde française des années 1960. Entre le cri et le silence, Tarkos choisit l’éruption d’un flux monocorde continu, une langue atone, assez pauvre, voire tautologiq­ue où les mots se répondent, se confronten­t de nouveau ou se combinent sans jamais se figer. On pourra bien sûr reconnaîtr­e des « airs de famille » avec une certaine avant-garde : l ’enfermemen­t dans l e pré- pensé à la Beckett, des références (rares) aux scatologie­s carnaveles­ques d’Artaud (« l’homme de merde »), le bégaiement de Ghérasim Luca, mais sans ses progressio­ns et métamorpho­ses, le côté talk poem et l’improvisat­ion d’un David Antin ou les mégapneume­s à la Wolman (« Je gonfle »). Mais le tout sans la métaphysiq­ue, le sacré, le manque, l’altérité ou la monstruosi­té stylistiqu­e : à l’esprit de sérieux se substitue l’humour. Cette poésie envoie alors bouler le « Sens » litté

ralement et dans tout le sens. Baroque, elle le fait déborder, elle le plie et le déplie. Tarkos montre que la poésie n’est plus une affaire corporelle, mais un faire face, un « tout arrive », comme se plaisait à le dire Manet.

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Christophe Tarkos (Ph. DR)

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