Jean Rolin une prophétie ?
Un cauchemar à froid, méticuleux et ironique. Dans les Événements, Jean Rolin décrit la dérive d’un personnage au milieu d’une guerre civile. S’il part de Paris, erre dans une campagne qui pourrait bien être la Beauce, au fond, peu importe. Cette dérive est de tous les temps et de tous les pays, car tous les pays en guerre se ressemblent. Rolin brouille volontairement les pistes. Sur les causes ou la durée du conflit, le lecteur en sera réduit aux suppositions. Les noms des factions empruntent à différents combats: salafistes, jihadistes, miliciens… Un son de cor résonne, comme un écho volontairement anachronique. Des barrages, des bâtiments éventrés, des hommes en armes: tout l’attirail ordinaire et universel de la brutalité devenue loi est présent. De même que les logiques étranges générées par les conflits. « Le personnel de la FINUF à Chilly-Mazarin se composait à parts égales de militaires ghanéens et finlandais, et donc originaires de deux pays aussi peu suspects l’un que l’autre de parti pris dans nos discordes civiles. (1) » Dans l’une des chambres où il échoue, le narrateur découvre un exemplaire du Voyage au
bout de la nuit – clin d’oeil un brin mélancolique à une autre errance au coeur de l’inéluctable. Le narrateur est du côté du fatalisme politique et humain. « J’avais repéré au-dessus du bar, dans la pénombre, un portrait de Buenaventura Durruti, le leader anarchiste du temps de la guerre civile espagnole, et […] j’avais manifesté non seulement de la sympathie à son égard – sympathie, ou admiration, que j’éprouvais d’ailleurs sincèrement, avec quelques réserves dont j’évitais de leur faire part –, mais une assez bonne connaissance de sa biographie, et des circonstances non éclaircies dans lesquelles il avait été tué lors des combats de la Cité universitaire à Madrid. » Durruti, tué lors d’une guerre civile par une balle qui appartenait peutêtre à son propre camp, a bien sa place dans un livre où règne l’incertain. Ici, les causes semblent floues et réversibles. Les alliances se nouent et se dénouent. Les chants passent d’un camp à un autre sans que nul ne semble le remarquer. La fraternité n’a plus cours. « Et n’est-ce pas un meuglement déchirant, exprimant toute la détresse de l’abandon, que le narrateur vient d’entendre, s’élevant des bois nus qui couvrent les deux versants de la vallée? Mais il est trop préoccupé par son avenir immédiat pour se soucier durablement de la solitude du bétail. Et puis de quel secours pourrait-il être à un veau, lui qui n’a pas été capable, depuis qu’il a pris la route, de prêter assistance à un seul de ses semblables ? Il lui revient en mémoire une fable japonaise (ou chinoise ?) dans laquelle un moine errant, entendant un enfant vagir dans les roseaux qui bordent un étang, cède d’abord à la tentation de lui porter secours, avant de se reprendre et de passer son chemin. Car s’il ne sait pas, le moine errant, ce qui est bon pour lui-même, comment pourraitil savoir ce qui l’est pour l’enfant, et s’il ne lui convient pas de se noyer ? » En route, le narrateur retrouve une ancienne maîtresse. Avec elle, il cherchera un temps un fils qu’ils auraient eu ensemble, peut-être, des années auparavant. Mais nul pathos dans cette quête. Toutes les émotions semblent vécues à distance, exténuées de leur substance vive. Le narrateur oscille entre la première et la troisième personne. Ce léger décroché le marque au sceau du détachement et de l’étrangeté à soi-même.
CHAMPS DE CURÉS MORTS
Restent pourtant les éclats d’un humour porté par le goût de l’incongru, telle cette usine de pain d’épices occupée. Parfois surgit un détail éminemment concret, comme un tribut joueur au réalisme. Un paquet de Paille d’or, un poster de Miley Cyrus. Même l’horreur se revêt d’une touche d’étrangeté surréaliste, tel un « champs de curés morts ». Des combattants pillant une boutique de robes de mariées, et tués dans leurs apparats d’emprunt. Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre sur la mention d’une joie en sourdine : « C’était un des petits plaisirs ménagés par la guerre, à sa périphérie, que de pouvoir emprunter le boulevard de Sébastopol pied au plancher, à contresens et sur toute sa longueur. » Plaisir de contrebande, paradoxal, arraché à des temps qui courent dans des directions contestables. L’élégance désabusée de la prose de Rolin tient pour partie à ce goût du minuscule, de la notation fragile, à un usage précautionneux et délicat du langage. Les impressions mouvantes se succèdent. La nature, indifférente et résiliente aux désastres humains, conserve une trace de la beauté du monde, par images fugitives. Des grues cendrées au bord d’une voie ferrée. Des « magnolias lustrés, comme passés à la cire ». Un cadavre de martinet fossilisé. « Au fur et à mesure que l’aube point, car elle point, se met en place un décor composé principalement d’eau dormante, sous l’espèce de cet étang que l’on a déjà mentionné, et secondairement d’arbres nus, la trame de leurs branchages, que la lumière naissante dessine à contre-jour, oblitérée çà et là de taches sombres, de taille et densité inégales, trahissant la présence de boules de gui ou de nids de corbeaux. » Dans les époques troubles, on soupçonne volontiers les écrivains de prescience lorsqu’ils explorent la face sombre de l’humain. Mais la beauté grave du roman de Rolin plonge dans un goût obstiné de la contemplation, et le refus du diagnostic historique ou social direct. L’oeuvre d’un poète, non d’un prophète.
Sophie Pujas (1) FINUF : Force d’interposition des Nations unies en France.