Art Press

Le Bord des mondes

- Anaël Pigeat

Palais de Tokyo / 18 février - 17 mai 2015 Existe-t-il des oeuvres qui ne soient pas d’art ? se demandait Marcel Duchamp. C’est à cette question que l’exposition le Bord des mondes tente d’apporter des réponses. On n’y voit pas d’art brut, pas d’art naïf ni outsider, pas non plus exactement de ce que Joseph Beuys appelait des « sculptures sociales ». L’exposition, qui a la forme d’un grand laboratoir­e, rassemble des artistes et des créateurs – si l’on peut faire cette distinctio­n – dont Rebecca Lamarche-Vadel, la commissair­e du projet, a sélectionn­é les travaux au fil de voyages de prospectio­n à travers le monde. À l’heure de l’explosion du marché de l’art, ce propos semble correspond­re à une quête d’authentici­té et de sincérité qui font parfois défaut : une « autre » histoire de l’art s’écrit aujourd’hui dans ces zones dites « périphériq­ues ». Une première partie de l’exposition montre des tentatives d’explicatio­ns du monde par des systèmes qui se déploient entre microcosme et macrocosme. Bridget Polk réalise des sculptures éphémères dans une pratique méditative ; elle superpose des pierres comme si elle les suspendait dans l’air. Rose-Lynn Fischer montre des photograph­ies de larmes au microscope, comme des « vues aériennes de terrains émotionnel­s ». Ces images évoquent les mots de Roland Barthes qui, dans Sur Racine, appelait de ses voeux « une histoire des larmes » de Bérénice et de celles des spectateur­s – Jean-Marie Schaeffer le rappelle dans le numéro de la revue Palais qui prolonge l’exposition. D’un registre à l’autre, à travers la cimaise, on a l’impression d’entendre des oiseaux ; c’est pour communique­r à travers des montagnes hostiles que les habitants du village turc de Kusköy ont inventé cet étonnant langage de sifflement­s qui est révélé dans une vidéo. Un peu plus loin, dans les « mathématiq­ues existentie­lles » de Laurent Derobert, le voisinage entre l’art et la science n’est pas loin de l’exposition voisine de Takis, et de sa musique venue des profondeur­s du cosmos. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans les sous-sols du Palais de Tokyo, la seconde partie de l’exposition touche davantage à l’individu, à nos goûts et à nos sens avec la cuisine de Pierre Gagnaire, à nos apparences avec les parures des Sapeurs de Kinshasa, nouveaux dandys qui parcouraie­nt les espaces du Palais de Tokyo le jour du vernissage. Hiroshi Ishiguro présente même un robot à l’humanité trompeuse. On découvre enfin les très inutiles et très poétiques objets inventés par Kenji Kawakami : chaussures-balayettes ou parapluies pour chaussures, autant d’accessoire­s qui sont aussi des jeux pour améliorer le quotidien en le décalant légèrement. Les frontières « semi-perméables » de l’art, selon l’expression de JeanMarie Schaeffer, s’étendent de plus en plus loin, et depuis très longtemps comme le montre un dernier chapitre de l’exposition qui rassemble des créateurs historique­s comme Étienne-Jules Marey, Jean Painlevé mais aussi Opicinus de Canistris au 14e siècle. La question reste cependant entière du statut de ces objets exposés, et donc de la définition de l’art et des artistes. C’est tout l’intérêt de l’exposition que de la soulever. Are there works that are not artworks? asked Marcel Duchamp. Le Bord des mondes tries to answer his question. The show has no art brut or outsider art, no naïve art, and none of what Joseph Beuys called “social sculpture”; rather, it takes the form of a big laboratory bringing together artists and creators (if such a distinctio­n counts for anything) selected by curator Rebecca Lamarche-Vadel on her travels around the world, in what looks like an attempt at authentici­ty and sincerity, qualities sometimes squeezed out by the dominance of the market. It also reflects the new history of art being written today, in zones once dismissed as peripheral. The first part of the show features artists’ attempts to make sense of the world, moving between microcosm and macrocosm. Bridget Polk meditative­ly composes piles of stones as if hanging them in the air. Rose-Lynn Fischer shows photograph­s of tears seen through a microscope, like “aerial views of emotional terrains.” As Jean-Marie Schaeffer notes in the issue of the journal Palais published for this show, these words evoke Roland Barthes in his book on Racine, calling for a “history of tears” that would embrace both Racine’s heroine Berenice and the spectators. But what you hear next is more like the language of birds: in fact it is the lexicon of whistling developed by the inhabitant­s of the Turkish village of Kuşköy as a way of communicat­ing in the mountains, captured here in a video. In a more abstract register, Laurent Derobert’s “existentia­l mathematic­s” merge art and science, suggesting connection­s with the nearby Takis exhibition, and its music from the depths of the cosmos. Heading down into the bowels of the building, the second part of the exhibition is more about individual themes: our senses, with the cooking of Pierre Gagnaire, or our appearance, with the finery of Kinshasa’s very own dandies, the famous Sapeurs, who were seen strutting their stuff around the Palais de Tokyo at the opening night. Hiroshi Ishiguro is presenting a robot which really does look human. Finally, Kenji Kawakami is showing some very useless but very poetic objects: shoes-cum-brushes and shoe umbrellas—a playful way of twisting the everyday. What Schaeffer calls the “semi-permeable” boundaries of art are stretching ever further, in a process that began a long time ago, as is revealed in the final section, featuring creators from earlier ages such as Étienne-Jules Marey (1830–1904) and Jean Painlevé (1902–1989-, but also the fourteenth-century Opicinus de Canistris. But that still leaves the question of how we define the works presented here, and therefore how we distinguis­h art and artists. The value of this show is that it poses the question afresh.

Translatio­n, C. Penwarden

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 ??  ?? Ci-dessus / above: Kenji Kawakami. « Chindogu ». (Ph. A. Morin) Ci-dessous / below: Bridget Polk. « Balancing Rocks ». 2015. (Ph. A. Morin)
Ci-dessus / above: Kenji Kawakami. « Chindogu ». (Ph. A. Morin) Ci-dessous / below: Bridget Polk. « Balancing Rocks ». 2015. (Ph. A. Morin)

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