AGATA TUSZYNSKA aimer Bruno Schulz à en mourir
Agata Tuszynska La Fiancée de Bruno Schulz Traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski Grasset
Avant, Józefina Szelinska n’existait pas. Elle interdisait que l’on mentionne son nom ou même son prénom. Suppliant les biographes qui allaient sortir Bruno Schulz de l’oubli, des turpitudes de l’histoire et des folies politiques – soviétiques, nazies, à nouveau soviétiques, syndicales – de ne rien dire. Surtout ne pas raconter qu’elle, Józefina Szelinska, aurait dû se marier à cet homme. Un peintre, illustrateur, écrivain, critique, traducteur qui faisait ses joies, qui lui écrivait presque tous les jours et que certains de ses concitoyens considéraient comme le Homère de Drohobycz – cette ville, quelque part en Pologne, qui, bientôt, sera piétinée. Józefina et Bruno, finalement, ne se sont pas mariés. Sans doute parce qu’elle voulait l’emmener à Varsovie, loin de Drohobycz – « Je voulais qu’il aime “sortir” et “briller”. Je voulais qu’il ait la reconnaissance de la capitale. Quoi de mal à cela ? Il méritait, nous méritions, plus que quiconque l’insouciance et le luxe », dit celle qui fut la fiancée de Bruno Schulz entre 1933 et 1937, et dit-on la muse. Celle qui, raconte Agata Tuszynska dans la Fiancée de Bruno Schulz, passera sa vie à ne pas l’oublier. Schulz hésite. Ou plutôt fait semblant d’hésiter. Se marier, c’est partir de Drohobycz, c’est quitter le quartier des prostituées où il a négocié un bon tarif – il peut s’adonner au fétichisme des pieds pour un zloty –, c’est quitter les boutiques de cannelle, c’est quitter sa famille dont il assure la subsistance. C’est s’arracher à un monde dont ses dessins et ses nouvelles disent qu’il est voué à disparaître. Bientôt les rues seront traversées, écrit-il dans le Sanatorium au croque-mort, son second recueil de nouvelles, publié en 1936, « d’un pas régulier et décidé […] par des hommes en habits noirs et hauts-deforme […] tous grands, minces, d’âge moyen, avec des visages basanés de gangsters ». Dans ses dessins, ses peintures aux obsessions masochistes, Bruno Schulz se représente agenouillé, le regard tourné vers le spectateur, c’est- à- dire vers lui- même, comme humilié ou apeuré. Bruno Schulz, donc, est un fétichiste des pieds. À moins que ce ne soit là une prédiction : le peuple polonais sera bientôt à genoux, lui aussi humilié et apeuré. Dans d’autres dessins, ce sont des chevaux puissants qui entourent un lit où s’alanguissent quelques femmes ou des prostituées bras dessus, bras dessous descendant une rue et qui semblent surgir d’un film d’Erich von Stroheim, de dessins d’Alfred Kubin ou de Goya. Ces oeuvres ne sont pas nécessairement la représentation des noirs dessins de la misère humaine et sexuelle mais ils sont, pour certains, comme la prédiction des noirs desseins qui s’abattront sur la ville. Quant à ses deux recueils de nouvelles, ils ont pour cadres des ruelles, des intérieurs. Ce sont des portraits de proches, de son père, des commerçants, des fonctionnaires pris au piège de machinations secrètes. Bref, des univers clos qui traduisent les craintes du monde extérieur, de la folie des hommes – et il n’est pas anodin de rappeler que Schulz fut traducteur de Kafka. Et d’ailleurs sa vie, ses silences, son repli, sa mort, sa postérité, ses écrits disparus font de Schulz un personnage quasi légendaire à l’instar de l’écrivain pragois.
HISTOIRE FANTASMÉE?
Bien sûr, il y a des biographies, mais Agata Tuszynska offre une autre vision de la vie de Bruno Schulz : celle que s’est imaginée cette fiancée loin de l’univers de son presque futur époux. Celle d’une femme qui l’aime mais qui ne le comprend pas et qui, seulement à la fin de sa vie, devant les pièces d’archive que les valses politiques lui permettent désormais de connaître, finira par accepter qu’elle ne le connaissait pas, ou si peu. Bruno Schulz qui ne voulait pas quitter sa ville, qui ne voulait pas être sauvé et pour qui l’amour d’une femme ne suffisait pas à l’emmener loin de ses obsessions. De son oeuvre. En mêlant souvenirs glanés ici ou là, quelques lettres, Agata Tuszynska reconstruit le récit d’une passion sans que l’on sache si celleci était réciproque. Comment écrire l’histoire, comment imaginer la biographie d’une femme dont il reste si peu de traces ? Confier ses souvenirs, fait dire Tuszynska à son héroïne, c’est perdre ce qui la relie à la mémoire, c’est être dilapidée du peu qui lui reste de cette histoire d’amour, c’est risquer que leur histoire soit mise en parallèle avec les autres histoires de Schulz retrouvées par ses biographes – c’est perdre l’espoir que cet amour fût partagé. « Finalement, tu es tout ce que je possède. […] Ils te veulent. Les livres et les dessins ne leur suffisent pas, ils veulent la vérité. A-t-elle jamais existé ? Pas une vérité, mais la vérité objective sur mon Bruno. Est-ce que je peux l’attester, même si elle est incomplète, juste mienne ? » Alors, quel est le récit de Tuszynska ? L’histoire fantasmée d’un amour fantasmé ? Une biographie amoureuse de Schulz, de Józefina ? Une fresque historique des heurts politiques polonais ? Tout cela, sans doute. La veille de ce qui devait être le quatrevingt-dix-neuvième anniversaire de Bruno, le 11 juillet 1991, Józefina avale une poignée d’antalgiques et de somnifères. Cela fait cinquante ans que Bruno Schulz a été abattu de deux balles en pleine tête par un SS, un gangster en habit noir, un jour de novembre 1942, à Drohobycz. Enterré contre un mur qui laissera place à une cité de béton, repose Bruno Schulz, celui que l’on comparait à Homère, à Kafka, à Kubin, et qui fut aimé par Józefina Szelinska. Elle qui, peut-être, fut aimée de lui. Mais là n’est pas l’essentiel.
Alexandre Mare