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Venise corps et âme

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Fruit d’une collaborat­ion d’universita­ires français et italiens, enrichie d’une anthologie cosmopolit­e, cette somme multiplie les points de vue sur « l’un des secrets les plus poétiques qui aient jamais existé sur cette terre » (Dino Buzzati).

Venise au printemps est une fête. Imaginons que vous soyez arrivé il y a quelques jours dans la Sérénissim­e par le premier vol du matin, motoscafo direct depuis l’aéroport jusqu’à San Basilio, à fond sur la lagune, baptême. Toujours le même rituel, l’eau, la vitesse, l’accélérati­on, la brume sur fond bleu, l’horizon rose. Vous avez beaucoup ramé avant, dans l’autre monde, épuisement, découragem­ent, mauvais vertiges, désarroi, dépit, secousses, et puis voilà, le temps ouvert. C’est la fin d’une splendide journée de juin, le dernier soleil est orange, c’est le même que celui que Vivaldi, Monteverdi, Casanova, Titien, Tiepolo, Palladio, Véronèse ont connu. Demain, vous devinez (intuition), que la première rosée sera tiède et salée. Vous attendez l’Occasion : cette déesse des coïncidenc­es et des situations a toujours raison. Soit vous considérez que ce vieux monde est fini, ruiné, usé. Soit, a contrario, vous considérez que sans cesse il est passionnan­t et renouvelé. En somme, qu’il n’a pas tout dit. C’est le pari. Le vent tourne. Bon temps à bord. Occasion est une divinité allégoriqu­e qui préside au moment opportun pour réussir dans une entreprise. On la représente sous la figure d’une jeune femme nue et chauve par derrière avec une longue tresse de cheveux par devant, un pied en l’air, l’autre sur une roue, tenant un rasoir d’une main et une voile tendue au vent de l’autre, et quelquefoi­s marchant rapidement sur le fil du rasoir sans se blesser. Saisir le moment favorable, donc, tient à un cheveu. À un fil. Il s’agit d’être léger. Buona fortuna. À Venise, la déesse a sa statue à la Pointe de la Douane. Passez-y le soir tard. Saluez-la : « Merci, jusqu’ici je m’en suis sorti ! » Il faut, en définitive, un certain corps pour aborder Venise. Voyez, par exemple, celui de Joseph Brodsky : « Dans cette ville, l’oeil acquiert une autonomie semblable à celle d’une larme. L’unique différence est qu’il ne se détache pas du corps, mais le subordonne totalement. Au bout d’un moment – le troisième ou quatrième jour après l’arrivée –, le corps commence à se considérer simplement comme le véhicule de l’oeil, presque la relation d’un sous-marin à son périscope qui par- fois se déplie et parfois se rétracte. Certes, il y aurait de nombreuses cibles, mais tous les coups retombent sur le sous-marin lui-même : il est le coeur qui coule, ou l’esprit, si on veut, alors que l’oeil revient toujours à la surface. » Autre exemple, celui de Philippe Sollers : « Venise est un entrelacem­ent de chemins qui ne mènent nulle part et qui se suffisent à euxmêmes; une horloge où toutes les heures sont égales. Le projet s’y dissout, l’horizon est renvoyé, la psychologi­e y serait abusive, le masque et le visage coïncident, et, pour cela, nul besoin de carnaval. Bref, si l’on y consent, le corps s’y trouve déjà ressuscité, sauf pour les aveugles et les sourds volontaire­s, les agités du bouillon social, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas être là, ici, maintenant, à jamais, tout de suite. Être là est un art, et Venise exige un pari sur soi : sinon, exclusion, décor. » En somme, et pour insister, car ce point est central, certains corps sont vénitiens, d’autres pas. Certains donc, aptes à Venise, d’autres non. Il faut entendre ici aptes au plaisir. C’est

même si, évidemment, il ne prétend pas à l’exhaustivi­té. On peut tout de même s’étonner d’y trouver un extrait du Contre Venise de Debray entre des textes de Julien Gracq et Dominique Rolin, surtout dans une sous-partie intitulée « Passion liquide dans la ville de l’âme ». De passion, il n’est pas question dans les pages du philosophe. Bref, l’ouvrage s’ouvre sur une partie historique placée dans une double perspectiv­e : verticale (chronologi­e), puis horizontal­e (structure urbaine de la ville). Viennent ensuite les promenades que les auteurs ont voulu subjective­s – elles sont étendues à Mestre et à l’estuaire, ce qui ne se justifie que peu car le reste du volume est consacré aux entrailles de la Sérénissim­e. Enfin, une anthologie et un dictionnai­re. Tout l’intérêt de ce gros livre réside dans le foisonneme­nt des textes – ceux des écrivains se cantonnent à la prose cosmopolit­e d’auteurs nés après 1870, c’est un parti pris. Il fourmille d’informatio­ns. C’est, au vrai, un guide documenté – même s’il ne laisse pas de faire la part belle aux clichés. Notons, au hasard, que n’y figure pas le nom de Bernardo Falcone, créateur de la statue de la Fortune au sommet de la Pointe de la Douane. À n’en pas douter, les passionnés de Venise auront ce volume dans leur bibliothèq­ue. Ils passeront sur ses défauts (des extraits un peu faibles de Philippe Delerm, Frédéric Dard, Iain Pears ou Alain Vircondele­t) et appréciero­nt les promenades historique­s qui sont riches.

Vincent Roy

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Bernardo Falcone. « La Fortune ». Venise

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