LES PARADOXES DU DÉTAIL
Bien avant Marcel Duchamp et sa célèbre formule « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », le 19e siècle avait déjà inventé un outil permettant de positionner l’observateur du côté de l’acte créatif. En effet, le détail, résultat d’une opération consciente du regard, permet d’isoler et de construire sa propre interprétation de l’oeuvre d’art. Dans les Paradoxes du détail. Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie, Érika Wicky, docteure en histoire de l’art et spécialiste des écrits du 19e siècle sur l’art et la photographie, livre une enquête passionnante sur la manière dont le détail s’est constitué en tant qu’outil théorique, devenant l’un des enjeux majeurs de la réflexion sur l’image en général et sur la photographie en particulier. D’après l’auteure, l’observation attentive et minutieuse participe d’une volonté de connaissance dumonde jusque dans ses plus infimes recoins – selon le principe de la métonymie où la partie est non constitutive, mais représen- tative d’un tout – dont témoigne l’évolution de la science, avec l’apparition de nouveaux outils, tels le microscope et la photographie. Paradoxalement, on admire la capacité de la photographie à rendre compte de la réalité à travers une multitude de détails et on le fustige pour sa valeur documentaire, lui interdisant le droit de cité au rang des beaux-arts. Pour les critiques de l’époque qui évaluent les représentations en vertu du respect de la mimésis, le détail est la preuve par excellence d’une trop grande adéquation avec le réel, souvent jugé trivial, au détriment de la capacité d’idéalisation de l’artiste, alors que les écrivains, comme Flaubert, s’en servent au contraire par souci de véracité, tels des ornements agrémentant le récit. ANALYSE TEXTUELLE La méthode choisie par Érika Wicky consiste en une analyse textuelle plutôt que visuelle, permettant de relever les tensions inhérentes au discours critique sur la réception des images et de montrer sur quelle base s’est construite la perception visuelle qui règne encore aujourd’hui. Contrairement à Daniel Arasse, qui s’attachait aux effets que produisent les détails sur l’observateur, en l’occurrence sur la formation de l’historien de l’art, l’auteure positionne d’emblée son sujet du côté non d’une histoire impossible du détail, mais de la notion de détail. À l’aide de nombreux exemples empruntés à un corpus de textes très divers et à des définitions strictes du terme, Érika Wicky réussit à déjouer ce paradoxe qui paralyse la démarche scientifique, à savoir la nécessité de pouvoir prendre de la distance vis-à-vis de son objet d’étude tout en en saisissant les nuances les plus subtiles. L’originalité de sa démarche réside dans son approche pluridisciplinaire, relevant à la fois de la littérature et des Visual Studies, ce qui permet d’aborder l’histoire du regard d’un point de vue culturel.
Septembre Tiberghien