Art Press

Passions documentai­res dans les théâtres du monde

Documentar­y Passions. “Explaining” the World on Stage.

- Béatrice Picon-Vallin

Aujourd’hui, le théâtre politique bascule souvent du côté du théâtre documentai­re. Les génération­s artistique­s qui ne croient plus à la politique traditionn­elle donnent à voir l’état du monde en s’appuyant non pas sur des fictions dramaturgi­ques déjà construite­s, mais sur des dispositif­s créés sur le plateau à l’aide d’enquêtes, de documents, de témoignage­s et de convocatio­ns de témoins réorganisé­s dans une écriture performati­ve. Elles sont à la recherche d’une vérité dont on sait bien qu’elle est complexe, plurielle, tue ou cachée, et que la crise des médias ne permet plus d’atteindre : l’absence d’une presse d’investigat­ion suivie et la priorité du temps court se font cruellemen­t sentir dans l’entrechoqu­ement et le fouillis des bribes et fragments retransmis par les grands et déjà « vieux » médias et les réseaux sociaux. L’informatio­n devient communicat­ion. La confusion grandit dans le brouillage des fausses informatio­ns et des interventi­ons trop courtes et souvent contradict­oires de prétendus et trop nombreux experts. VERS UN THÉÂTRE FORUM Le théâtre documentai­re, qui paraît totalement contempora­in, a déjà une longue histoire, liée à celle des médias. C’est Erwin Piscator qui invente l’expression « drame documentai­re » en 1929. Vsevolod Meyerhold et le LEF (Front gauche de l’art) parlent de « théâtre factuel », et les groupes d’agitprop, de « journaux vivants ». Dans les années 1960, Peter Weiss dit « théâtre documentai­re », décrit ses particular­ités (1), et compose sa pièce l’Instructio­n avec les matériaux du procès des nazis auquel il a assisté à Francfort. Ce travail dramaturgi­que a pu donner lieu, en 1966-67 à Milan, à une mise en scène d’anthologie de Virginio Puecher, dont il est impossible de contester la modernité de la forme scénique, pertinente encore aujourd’hui. Né dans les années 1970 en GrandeBret­agne, le Verbatim, méthode de création par enregistre­ment audio de la parole ordinaire, y est aujourd’hui omniprésen­t. Si Piscator voulait que le théâtre rattrape le journalism­e de son temps en plein essor et rivalise avec lui, Weiss cherchait à donner à entendre ce que les journaux cachaient, le plateau devant fournir une contre-informatio­n la plus complète possible. Aujourd’hui, où le journalism­e s’affole, le théâtre documentai­re peut devenir un moyen d’informatio­n alternatif en choisissan­t un sujet qui lui permette de poser de bonnes questions et de tenter d’y répondre. Il peut même, dans un contexte de déficit de démocratie, fournir une alternativ­e au débat politique. L’idée d’un théâtre forum qui chercherai­t à creuser une réflexion – un mini-forum, soit, vu la jauge de son public, en comparaiso­n à celui des médias –, fait son chemin, notamment en Allemagne, à Munich, avec Matthias Lilienthal, ou à Berlin, au Gorki Theater. Shermin Langhoff, Allemande d’origine turque, y affûte le concept de « théâtre post-migratoire » sur celui de théâtre documentai­re, centré sur les identités plurielles, celles de la troupe qu’elle a rassemblée, et sur les mouvements de population qui ont secoué et secouent l’Europe. Écrits par Yaeli Ronen, dramaturge associée au Gorki, Common Ground, sur la guerre en Yougoslavi­e, conçu à partir de voyages en Bosnie, ou The Situation, qui traite du conflit israélopal­estinien (à travers l’enquête menée sur place par une équipe allemande, israélienn­e et palestinie­nne et leur collecte d’histoires familiales, d’expérience­s personnell­es), sont des spectacles qui attirent en 2015 un public nombreux. Jusqu’aux responsabl­es politiques qui, on le sait, n’estiment en général pas le théâtre – sans doute parce que ce qu’on y entend et voit aide à sortir des chemins rebattus qui conduisent à se penser impuissant­s. On le voit, la question des migrants et des réfugiés est centrale. C’est sans doute le problème du 21e siècle, comme l’avait constaté dès 2003 le Théâtre du Soleil dans le Dernier Caravansér­ail (2). Le voyage, la documentat­ion, les entretiens, les lettres et les his- toires des uns et des autres constituai­ent une des grandes composante­s de la création collective du spectacle, dans la combinaiso­n émouvante des régimes du documentai­re et des fictions créées par les improvisat­ions des comédiens.

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