Les icônes païennes d’Ernest Pignon-Ernest
Ernest Pignon-Ernest Comes in off the Street. Interview par Jacques Henric
Le MAMAC (musée d’art moderne et contemporain) de Nice consacre jusqu’au 27 novembre une vaste rétrospective à l’oeuvre d’Ernest Pignon-Ernest. Une excellente initiative qui va enfin donner une pleine visibilité au travail de cet artiste très singulier, souvent mal compris de la critique officielle, boudé par les institutions culturelles et les grands musées parisiens, mais reconnu par les meilleurs écrivains et philosophes de son temps et admiré à l’étranger par de grands peintres comme Francis Bacon.
Le Mamac te consacre une grande exposition rétrospective. Néanmoins, tes oeuvres sont conçues pour être montrées dans les rues, pas dans un lieu institutionnel. Pour être précis, elles ne sont pas montrées dans la rue, elles sont la rue même et en effet, elles n’ont pas été faites pour être exposées dans un musée, ce qui n’a pas toujours été bien compris. L’essentiel, c’est l’espace et le temps dans lesquels le dessin trouvera sa place. Je dirais que ce travail tient plus d’un art « contextuel » ou même du ready-made que de ce qu’on appelle en ce moment le street art. On a souvent écrit que je réalisais des oeuvres en situation. J’ai retourné la chose en affirmant plutôt que je faisais oeuvres des situations. Je propose à la fois une intervention plastique dans le réel et les résonances symboliques, anthropologiques, politiques, événementielles qu’elle suscite. C’est la rue même qui se trouve « exposée » avec son espace, son passé, ses zones d’ombre, son potentiel suggestif, tout ça exacerbé, déstabilisé, par l’insertion de cet élément de fiction qu’est l’image. Il est évident que je ne peux pas donner à voir tout cela – histoire, espace, temps – dans un musée. Pas question de faire comme si c’était la rue. Mon projet pour Nice est d’exposer la démarche, de montrer un processus de travail. Comment dois-je inscrire tel dessin dans l’espace de la rue ? Si on prenait l’expression « street art » dans son sens littéral, je pourrais dire que mon objet est, en effet, la rue elle-même, saisie à la fois pour ses spécificités plastiques et pour son histoire, ses poten- tiels symboliques, et, de ce point de vue, ce que je pratique pourrait s’appeler « street art ». Plusieurs ouvrages me présentent comme le précurseur du mouvement et nombre de ses tenants se réclament de mon travail, mais je me sens étranger à la plus grande partie de ce qui est présenté sous ce label flou. Il y aura dans l’exposition beaucoup d’esquisses, de dessins préparatoires, de projets abandonnés, par exemple des dessins faits pour la rue et dont je me suis rendu compte que l’échelle ne convenait pas. Le parti pris de l’échelle 1 est essentiel : il faut que l’image s’inscrive dans le lieu physiquement, qu’elle fasse corps avec et que le lieu réel soit ainsi perçu comme un lieu représenté. Cette superposition d’un objet et de sa représentation est en quelque sorte symétrique au principe même du ready-made. Il faut que mes images produisent assez d’effets de réel pour ne pas rester à la surface du mur comme des affiches, il faut que s’affirme la fiction. Le travail sur le dessin me permet de « doser » cette contradiction, d’équilibrer « effet de réel » et « distance ». De plus, le parti pris de la grandeur nature vise à conférer à l’image les caractéristiques dialectiques d’une empreinte, la faculté de suggérer, comme des pas sur le sable, à la fois la présence et l’absence. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des images sont conçues pour être abordées frontalement. Or, dans la rue, elles sont rarement appréhendées de face mais plutôt par la gauche ou la droite. Prendre cela en compte exige un travail non pas d’anamorphose
interview par Jacques Henric