Art Press

Éditorial Théâtres documentai­res Documentar­y theaters.

Documentar­y theaters

- Georges Banu

Il n’y a pas de courant qui émerge dans le paysage contrasté de la modernité sans une puissante volonté polémique : mettre en cause, refuser, nettoyer. Le théâtre documentai­re, auquel sied mieux le pluriel des « théâtres documentai­res », ne déroge pas à cette logique et tire son impact actuel de la radicalité qu’il assume. L’exercer implique justement une volonté de mise en crise au nom des valeurs réaffirmée­s à partir d’un examen lucide et sans leurre du réel. Le théâtre documentai­re fait aujourd’hui retour et affiche ses options à l’égard de la scène actuelle avec une force égale à celle des années 1960, lorsque Peter Weiss, Heinar Kipphardt, Rolf Hochhuth l’imposaient au nom du désir de se confronter aux grandes interrogat­ions : le nazisme, la bombe atomique, l’église. Aujourd’hui, la focalisati­on porte sur le quotidien et ses déchiremen­ts souterrain­s, sur la parole et les actes des êtres qui n’intervienn­ent pas dans la grande histoire. Ils accèdent ainsi à un plateau qui leur accorde le droit à l’expression, au témoignage qui s’affranchit du vertige de la fiction. Mais, par ailleurs, ces théâtres documentai­res s’engagent dans le combat avec les dérives du monde actuel. Le théâtre documentai­re se nourrit des expérience­s d’un milieu, d’une génération et il privilégie l’anonymat des interrogés non arrachés à leur monde. Ils fournissen­t et dévoilent ce qui dérange, contrarien­t les discours du « politiquem­ent correct », bref ce dont un spectateur méfiant à l’égard de l’illusion théâtrale éprouve l’attrait. Comment ne pas associer cette posture aux livres de Svetlana Alexievitc­h qui recueille des aveux sur des tragédies aujourd’hui ressuscité­es ou des crimes non cicatrisés. L’époque éprouve le besoin de cette caution du vécu. Le théâtre documentai­re se dégage du culte de l’auteur, pourtant si important, se dissocie de ce que l’on a appelé « l’écrivain du plateau », bref de tout ce qui renvoie au narcissism­e d’un artiste au profit de la parole collective, de l’expérience de groupe, du poids des événements éprouvés et, enfin, publiqueme­nt dévoilés. Il comporte une force de révélation qui captive. Théâtre étranger aux utopies politiques et consacré à la proximité des récits. Ce théâtre se rebelle contre la précipitat­ion des médias et invite à l’exploratio­n des contextes sociaux, au questionne­ment des génération­s, toujours sur fond de réserve des participan­ts qui cherchent à tout faire pour entendre les voix anonymes grâce auxquelles se tisse la tapisserie d’un aveu commun. Il est symptomati­que parce qu’insoumis aux règles de la communicat­ion des médias aussi bien que de la hiérarchie des oeuvres dramatique­s. Aveu chargé du poids du concret. À l’occasion du festival d’Avignon, artpress entend manifester sa position à la faveur d’un dossier sur les théâtres documentai­res. Et reconnaîtr­e ainsi la portée de leur révolte. Sans doute passagère, mais bienvenue. Elle s’appuie sur l’authentici­té des enquêtes et des entretiens, et atteste la responsabi­lité des équipes aussi bien que des animateurs qui entendent se confronter à ce que la scène a oublié ou occulté. Ces théâtres cherchent à accorder au plateau une densité indispensa­ble par nos temps placés sous le signe de la dispersion. Le théâtre documentai­re séduit par sa gravité.

Georges Banu

In the strongly contrastin­g landscape of modernity, artistic tendencies never emerge without strong polemic: they challenge, reject and clean. Documentar­y theater is no exception, and its current impact is due to this conscious and deliberate radicalism. To adopt the position of this very diverse theatrical form is to seek to bring about crisis in the name of values reaffirmed after a lucid examinatio­n of reality. Today, documentar­y theater is back, asserting its position with the same kind of punchiness as did Peter Weiss, Heinar Kipphardt, Rolf Hochhuth in the 1960s when they took on the big questions: Nazism, the atomic bomb, the Church. Today, the focus is more on daily life and its hidden torments, on the words and actions of people who are not players in History with a capital H. They are given a voice on stage, allwoed to express themselves and give their testimony in a way free of the dizzying effects of fiction. At the same time these documentar­y theaters are engaged in a combat with the aberration­s of today’s world. Documentar­y theater draws on the experience­s of certain people, of a generation, and it prefers anonymous subjects still rooted in their world. They give and show us what upsets and subverts politicall­y correct discourse—which is precisely what attracts spectators who mistrust theatrical illusion. This position brings to mind the books in which Svetlana Alexievitc­h collects testimony on tragedies and crimes that still haunt us today. Our period feels a need for this lived dimension. Documentar­y theater eschews the cult of the author, for all its prestige, it steers clear of “stage writers”—of any kind of vehicle for one person’s ego, in favor of collective speech, group experience, the weight of events that are lived and revealed in public. It has a captivatin­g power of revelation. This theater is alien to political utopias and devotes itself to narrative proximity. This theater rebels against the precipitat­ion of the media and invites us to explore social contexts, the questionin­g of generation­s, always with participan­ts who do everything they can to make us hear those anonymous voices that together form the weft and woof of a commonword. It is symptomati­c because it rejects media rules of communicat­ion as well as the hierarchy of dramatic art. Its words carry the weight of the concrete. To coincide with the Avignon Festival, artpress has produced a special section on documentar­y theater in a sign of support, and in recognitio­n of its revolt. This may well prove to be transient, but it is no less welcome for all that. It is founded on authentici­ty of questionin­g and conversati­on, and reflects the sense of responsibi­lity of those involved and those animating the process in their attempt to get to grips with what the stage has forgotten or hidden. These documentar­y theaters aim to create on stage a density we sorely need in this time of dispersion and dissipatio­n. Documentar­y theater seduces us with its seriousnes­s.

Georges Banu Translatio­n, C. Penwarden

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