Éditorial Théâtres documentaires Documentary theaters.
Documentary theaters
Il n’y a pas de courant qui émerge dans le paysage contrasté de la modernité sans une puissante volonté polémique : mettre en cause, refuser, nettoyer. Le théâtre documentaire, auquel sied mieux le pluriel des « théâtres documentaires », ne déroge pas à cette logique et tire son impact actuel de la radicalité qu’il assume. L’exercer implique justement une volonté de mise en crise au nom des valeurs réaffirmées à partir d’un examen lucide et sans leurre du réel. Le théâtre documentaire fait aujourd’hui retour et affiche ses options à l’égard de la scène actuelle avec une force égale à celle des années 1960, lorsque Peter Weiss, Heinar Kipphardt, Rolf Hochhuth l’imposaient au nom du désir de se confronter aux grandes interrogations : le nazisme, la bombe atomique, l’église. Aujourd’hui, la focalisation porte sur le quotidien et ses déchirements souterrains, sur la parole et les actes des êtres qui n’interviennent pas dans la grande histoire. Ils accèdent ainsi à un plateau qui leur accorde le droit à l’expression, au témoignage qui s’affranchit du vertige de la fiction. Mais, par ailleurs, ces théâtres documentaires s’engagent dans le combat avec les dérives du monde actuel. Le théâtre documentaire se nourrit des expériences d’un milieu, d’une génération et il privilégie l’anonymat des interrogés non arrachés à leur monde. Ils fournissent et dévoilent ce qui dérange, contrarient les discours du « politiquement correct », bref ce dont un spectateur méfiant à l’égard de l’illusion théâtrale éprouve l’attrait. Comment ne pas associer cette posture aux livres de Svetlana Alexievitch qui recueille des aveux sur des tragédies aujourd’hui ressuscitées ou des crimes non cicatrisés. L’époque éprouve le besoin de cette caution du vécu. Le théâtre documentaire se dégage du culte de l’auteur, pourtant si important, se dissocie de ce que l’on a appelé « l’écrivain du plateau », bref de tout ce qui renvoie au narcissisme d’un artiste au profit de la parole collective, de l’expérience de groupe, du poids des événements éprouvés et, enfin, publiquement dévoilés. Il comporte une force de révélation qui captive. Théâtre étranger aux utopies politiques et consacré à la proximité des récits. Ce théâtre se rebelle contre la précipitation des médias et invite à l’exploration des contextes sociaux, au questionnement des générations, toujours sur fond de réserve des participants qui cherchent à tout faire pour entendre les voix anonymes grâce auxquelles se tisse la tapisserie d’un aveu commun. Il est symptomatique parce qu’insoumis aux règles de la communication des médias aussi bien que de la hiérarchie des oeuvres dramatiques. Aveu chargé du poids du concret. À l’occasion du festival d’Avignon, artpress entend manifester sa position à la faveur d’un dossier sur les théâtres documentaires. Et reconnaître ainsi la portée de leur révolte. Sans doute passagère, mais bienvenue. Elle s’appuie sur l’authenticité des enquêtes et des entretiens, et atteste la responsabilité des équipes aussi bien que des animateurs qui entendent se confronter à ce que la scène a oublié ou occulté. Ces théâtres cherchent à accorder au plateau une densité indispensable par nos temps placés sous le signe de la dispersion. Le théâtre documentaire séduit par sa gravité.
Georges Banu
In the strongly contrasting landscape of modernity, artistic tendencies never emerge without strong polemic: they challenge, reject and clean. Documentary theater is no exception, and its current impact is due to this conscious and deliberate radicalism. To adopt the position of this very diverse theatrical form is to seek to bring about crisis in the name of values reaffirmed after a lucid examination of reality. Today, documentary theater is back, asserting its position with the same kind of punchiness as did Peter Weiss, Heinar Kipphardt, Rolf Hochhuth in the 1960s when they took on the big questions: Nazism, the atomic bomb, the Church. Today, the focus is more on daily life and its hidden torments, on the words and actions of people who are not players in History with a capital H. They are given a voice on stage, allwoed to express themselves and give their testimony in a way free of the dizzying effects of fiction. At the same time these documentary theaters are engaged in a combat with the aberrations of today’s world. Documentary theater draws on the experiences of certain people, of a generation, and it prefers anonymous subjects still rooted in their world. They give and show us what upsets and subverts politically correct discourse—which is precisely what attracts spectators who mistrust theatrical illusion. This position brings to mind the books in which Svetlana Alexievitch collects testimony on tragedies and crimes that still haunt us today. Our period feels a need for this lived dimension. Documentary theater eschews the cult of the author, for all its prestige, it steers clear of “stage writers”—of any kind of vehicle for one person’s ego, in favor of collective speech, group experience, the weight of events that are lived and revealed in public. It has a captivating power of revelation. This theater is alien to political utopias and devotes itself to narrative proximity. This theater rebels against the precipitation of the media and invites us to explore social contexts, the questioning of generations, always with participants who do everything they can to make us hear those anonymous voices that together form the weft and woof of a commonword. It is symptomatic because it rejects media rules of communication as well as the hierarchy of dramatic art. Its words carry the weight of the concrete. To coincide with the Avignon Festival, artpress has produced a special section on documentary theater in a sign of support, and in recognition of its revolt. This may well prove to be transient, but it is no less welcome for all that. It is founded on authenticity of questioning and conversation, and reflects the sense of responsibility of those involved and those animating the process in their attempt to get to grips with what the stage has forgotten or hidden. These documentary theaters aim to create on stage a density we sorely need in this time of dispersion and dissipation. Documentary theater seduces us with its seriousness.
Georges Banu Translation, C. Penwarden