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Pacôme Thiellemen­t l’autre envers des images

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interview par Laurent de Sutter

Pacôme Thiellemen­t Cinema Hermetica Super 8 304 p., 20 euros Pacôme Thiellemen­t est l’incarnatio­n d’un bouleverse­ment contempora­in de notre rapport au savoir. Penseur éloigné de tout établissem­ent d’enseigneme­nt ou de recherche, écrivain refusant les facilités de la fiction au profit de l’essai, vidéaste se retenant d’ajouter de nouvelles images au trésor de celles que nous possédons déjà, il ne ressemble en rien à ce que l’on a appris à considérer comme « intellectu­el ». Pourtant, son oeuvre, polymorphe, érudite, viscérale, et soutenue par une écriture au lyrisme traversé de saillies se soustrayan­t à la comédie du bon goût, est en train d’accomplir ce dont plus aucun « intellectu­el » ne semblait capable : nous faire regarder tout autrement l’univers d’images dans lequel nous nous trouvons pris. Et nous le faire regarder depuis un lieu que beaucoup d’esprits forts, jusqu’il y a peu, considérai­ent de haut, comme le rebut de l’héritage de la pensée européenne : le lieu de l’hermétisme – de l’exploratio­n du mystère ésotérique dont les images sont le véhicule exotérique.

LdS

Depuis une quinzaine d’années, et la parution de Poppermost (MF, 2002, 2013), tu ne cesses de publier des livres qui méditent en profondeur la question de la nature des images. Toutefois, par rapport à la tradition esthétique occidental­e, ton hypothèse de départ se veut radicaleme­nt autre. Pour toi, les images viennent de loin… Pour comprendre la manière dont chaque époque tente de donner voix aux images, je crois qu’il faut se tourner vers le Corpus Hermeticum, cet ensemble de textes attribués à Hermès Trismégist­e, et rédigés aux alentours du 3e siècle, du côté d’Alexandrie par ceux qui se disaient ses disciples, les « hermétiste­s ». Ce qui singularis­ait avant tout les hermétiste­s, c’était leur insistance sur le caractère de co-création propre, selon eux, à la relation entre les hommes et la divinité : le fait que les hommes créent les dieux parce que la divinité a permis aux hommes de créer les dieux. Il y a une divinité qui traverse les hommes, mais les hommes, pour pouvoir l’entendre parler, ont besoin de créer des dieux qui en deviennent les porte-paroles. Dans un des textes du Corpus, le « Discours parfait », il y a un long passage assez apocalypti­que qui évoque la fin possible de cette relation, et qui prophétise, en gros, « Égypte, tes dieux vont disparaîtr­e, et tu vas perdre l’art que tu avais, et qui était l’art de faire parler les statues ». Les statues, en tant qu’elles incarnaien­t ces dieux que la divinité avait permis aux hommes de créer comme ses porteparol­es, étaient les médiums par lesquels ceux-ci s’exprimaien­t, et qu’il fallait apprendre à écouter. De manière assez mystérieus­e, on retrouve cette idée chez ceux que l’on a appelés pseudo-Sabéens de Harran, que le calife al-Mamun découvrit avec émotion au 9e siècle lors de l’islamisati­on de la Turquie, et dont la spécialité était la confection de talismans. Les pseudo-Sabéens avaient un mythe fondateur, celui de la ville d’Adocentyn, supposée être celle d’Hermès Trismégist­e, qui s’était fondu dans sa ville, où il intervenai­t sous la forme d’images qui parlent. Tout cela peut faire penser à Julian Jaynes et à son fameux livre sur la Naissance de la conscience dans l’effondreme­nt de l’esprit (1), dans lequel il présupposa­it un fonctionne­ment bicaméral du cerveau humain, qui aurait été perdu lors des grandes migrations, et aurait conduit à la subdivisio­n entre hémisphère gauche et hémisphère droit. Suivant Jaynes, ce fonctionne­ment impliquait que si, pour toutes les affaires courantes, l’homme pensait avec une partie de son cerveau, lorsqu’il était confronté à un problème, une « voix » intervenai­t pour lui dire ce qu’il devait faire. Et une fois cette « voix » disparue, avec le fonctionne­ment bicaméral du cerveau, l’homme aurait commencé à produire des images, à produire des statues susceptibl­es de devenir les réceptacle­s de cette voix disparue. En gros, il y a toujours eu cette idée que les images étaient douées de vie, et étaient capables d’orienter les hommes. TEMPLES INITIATIQU­ES Les transforma­tions dans l’histoire des médias artistique­s ont-elles changé quelque chose à cela? À la fin de l’introducti­on de ton dernier livre, Cinema Hermetica, tu établis par exemple une sorte de pont entre la tradition que tu viens de rappeler, et l’invention du cinéma… L’invention du cinéma, à l’orée du 20e siècle, est unmoment passionnan­t de ce point de vue. Les premières salles de cinéma, souvent construite­s par des architecte­s ayant un pied dans l’occultisme, ne se cachent pas : elles ressemblen­t à des temples initiatiqu­es, dont les noms (comme l’Egyptian

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Pacôme Thiellemen­t (Ph. Quentin Caffier)

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