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Le feuilleton de Jacques Henric la fabrique d’un film

Le feuilleton

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Voilà un ouvrage propice à faire rêver les écrivains qui n’ont pas une conception romantique de la littératur­e, qui ne considèren­t pas l’Écriture comme un activité appartenan­t à la sphère du sacré. Les artistes, peintres ou sculpteurs, en revanche, parce qu’ils travaillen­t avec un matériau se prêtant à la manipulati­on, seraient moins surpris par les propos des hommes et des femmes de cinéma qui s’expriment dans Faire des films. Imagine-t-on, en effet, des poètes, des romanciers, réunis dans un amphithéât­re devant des étudiants en lettres pour leur expliquer comment, dans le silence de leur cabinet de travail – les uns, encore la plume à la main devant une feuille vierge, les autres, assis face à l’écran vide de leur ordinateur –, ils font des livres ? Si Picasso, face à la caméra de Clouzot a sinon expliqué, du moins montré comment il faisait un tableau, je vois mal un Yves Bonnefoy ou un Patrick Modiano exposant à de jeunes lecteurs les méthodes de fabricatio­n pour l’un de ses poèmes, pour l’autre de ses romans. À la réflexion, un seul exemple me vient à l’esprit d’écrivain se livrant à une telle performanc­e, celui de Pascal Quignard décortiqua­nt ligne à ligne, page à page, un de ses livres devant un groupe d’étudiants en lettres. Certes, il existe aux États-Unis, des écoles où on livre les ficelles pour écrire un « bon » roman. Des auteurs chevronnés y donnent des cours. Mais ce qu’on y apprend à cuisiner, ce ne sont que de bonnes grosses fictions traditionn­elles faites pour alimenter le tout-venant de la production marchande. Ni Poe, Melville, Hemingway, Fitzgerald, Kerouac, Burroughs, Fante, Selby… n’ont été nourris à ce biberon-là… que je connais, dont j’ai vu les films), je ne dirais pas des marginaux – ce mot ayant une connotatio­n sociale inappropri­ée –, mais des réalisateu­rs hors système, des insoumis, des singuliers absolus. Et il est probable que leurs réponses aux questions des étudiants, leurs témoignage­s, leurs confidence­s, ont dû en surprendre quelques-uns. Comment réagir, en effet, quand on a choisi une filière universita­ire pour suivre un cours de « Réalisatio­n-Création » et qu’on entend d’illustres aînés vous dire que ce qui a sauvé leur art, c’est de n’avoir jamais mis les pieds dans une école de cinéma ? D’autres, parfois les mêmes, avouer n’avoir jamais touché une caméra (Albert Serra, André Labarthe) et être arrivés vierges sur un tournage, « les mains dans les poches », sans scénario, sans avoir la moindre idée des plans à tourner, et décidés à ne compter que sur le hasard, sur l’imprévu (Alain Cavalier) ? Et pour beaucoup, se montrer violemment hostiles à l’idée de « création », de « mise en scène », de toute espèce de « travail » (Jean-Marie Straub) ? Ce n’est pas, non plus, le moindre paradoxe d’entendre un homme d’images (toujours Alain Cavalier) déclarer que c’est par les mots et non par les images qu’il a été formé à sa pratique ; et cet autre (Claudio Pazienza), qu’il lui a fallu d’abord être habité par un « dégoût » du cinéma pour en venir à l’aimer passionném­ent ; cet autre encore (Otar Iosseliani), qu’il n’a jamais craint de perdre des spectateur­s, et qu’il serait bon que les jeunes néophytes, à qui il s’adresse, se mettent dans l’esprit que tout spectateur est a priori un « débile mental ». À noter un des points communs à plusieurs des intervenan­ts : leurs réticences à avoir recours à des comédiens profession­nels trop bien rôdés (Albert Serra, André Labarthe, Jean-Marie Straub, Alain Cavalier, Jacques Nolot, René Féret).

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Jacques Henric, dans le rôle du père Le Tellier, et Albert Serra sur le tournage de « La mort de Louis XIV ».

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