Daniel Pommereulle de l’en-dedans vers l’au-dela
D’évidence, s’attacher de nos jours à la figure de Daniel Pommereulle (1937-2003), dont vie et oeuvre se confondent jusqu’à l’indistinction, requiert une empathie totale avec la pensée en mouvement de cet écorché vif. Ferdinand Gouzon, qui signe là son premier ouvrage, fait preuve de toute la vélocité requise pour dépeindre la psyché d’un artiste qu’il a fait sienne, comme en témoigne un épilogue rédigé à la première personne. Quintessence du dandy provocateur, poète et artiste maudit, comédien instinctuel chez Jean-Luc Godard, Éric Rohmer ou Philippe Garrel, cinéaste expérimental ramifié au collectif Zanzibar, compagnon de route (et de dérive) de Frédéric Pardo et Olivier Mosset, Pommereulle a contribué à ériger cette « aristocratie secrète » des années 1960, dont il est devenu l’un des chefs de file. Gouzon dresse avec lyrisme le portrait d’un être irascible, épris de révolte et de liberté, creusant toujours plus profond le sillon d’une violence fondamentale et fondatrice. Une violence en mots et en actes, qui fait appel à une force antérieure à l’homme lui-même, une force centrifuge qui le traverse et le hisse plutôt qu’elle ne l’abat ou ne se retourne contre lui. Pas de radicalité feinte, mais un monolithe de pureté et de vérité, depuis ses premières peintures sous psilocybine jusqu’à ces blocs taillés dans le verre et le marbre qu’il réalise à partir des années 1980. Ses oeuvres les plus emblématiques restent ses séries d’objets hérissés de matériaux contondants : fil barbelé, rasoirs, hameçons, crochets, couteaux ou bistouris… Objets horsvue, Objets hors-saisie (1964-65), Objets de tentation, Objets de prémonition (1974-75). Des vanités tranchantes, littéralement insaisissables, comme autant de protestations muettes et de représentations mentales qui renvoient à l’indicible de la violence – violence qui rebute et libère dans le même temps, à travers laquelle cruauté et innocence ne font qu’un. Cet art de la cruauté atteint son paroxysme dans un Mur de couteaux et un toboggan-guillotine qui font polémique lors de l’exposition Fin de siècle, au Cnac en 1975. HAGIOGRAPHIE ENFLAMMÉE Insubordonné au système de l’art dont il déplore la dérive mercantile, Pommereulle exhorte à se libérer du social pour explorer « l’en-dedans », dans une ambivalence intériorité/extériorité qui ne doit rien au fétichisme de la marchandise, à la différence du pop art qui en incarne simultanément le dérivé et la mise à distance ironique. Trop contestataire dans l’âme pour s’affilier à une quelconque mouvance, Pommereulle prône l’insurrection de tous les instants, triturant les entrailles de sa propre conscience jusqu’à ce qu’elle transperce la chair du réel. Un empêcheur de tourner en rond, agitateur de mai 1968 et punk avant l’heure, intrus dans un « monde plein de mâchoires » qui aurait pu faire siennes les paroles de Thomas Bernhard dans la Cave : « Ma vie entière en tant qu’existence n’est rien autre qu’une volonté constante de déranger et irriter. En attirant l’attention sur les faits qui dérangent et irritent. » Mis au ban de l’institution, Pommereulle fut une comète flamboyante ; l’auteur en fait un alter ego d’Artaud. En commun, sans doute quelque chose de l’ordre du sacrificiel. Gouzon fait d’ailleurs le choix de l’hagiographie enflammée plutôt que celui de la mise à distance raisonnée. À celui qui cherchait à « cerner matériellement l’intériorité » et à piéger dans les choses « l’étendue de la pensée », tel que l’énonça Alain Jouffroy en 1965 lors de l’exposition les Objecteurs, on ne pouvait rendre plus bel hommage. Seuls l’amour et les femmes sont absents du livre et demeurent le mystère de cette existence sans concession.
Julien Bécourt