Jérôme Clément la culture au-delà de la politique
Haut fonctionnaire ayant fait sa carrière dans la culture, Jérôme Clément publie l’Urgence culturelle et prend acte d’un changement d’époque.
« Pourquoi croyez-vous que je me bats ? » Telle était la réponse de Winston Churchill à la question de savoir si la culture souffrirait de l’effort de guerre. Se bat-on encore pour la culture aujourd’hui ? C’est une des questions posées par l’Urgence culturelle de Jérôme Clément, un homme qui a consacré sa vie à la culture sous toutes ses formes: le patrimoine, en tant qu’ancien conseiller culturel en Égypte, mais aussi le cinéma, en ayant été à la tête du CNC, et la télévision, en fondant puis présidant durant de nombreuses années la chaîne européenne Arte. Il dirige désormais la Fondation Alliance française. Si l’auteur déplore vivement le manque d’engagement des politiques vis-à-vis de la culture en France – et ailleurs –, c’est bien parce que ce combat a toujours été le sien. Sortant de l’ENA en 1972, il optait pour le ministère de la Culture car « choisir ce ministère, c’était faire affront à l’élite qui le considérait comme subalterne » et, quelques lignes plus loin, « la révolution passait par la culture » (et non, à cette époque, par la politique). À ce moment-là, qui aurait pu croire que, plusieurs décennies plus tard, ce même ministère et ses institutions, loin d’être restés des lieux de rébellion, n’attireraient plus que technocrates et managers ? Jérôme Clément retrace l’histoire des politiques culturelles en France. Deux constats sautent ainsi aux yeux. Tout d’abord, le fait que ces politiques aient principalement été incarnées et portées par des personnes – surtout des présidents – tout aussi charismatiques que cultivées : Charles de Gaulle et son ministre André Malraux (incontournables avec la création du ministère des Affaires culturelles en 1959), puis Georges Pompidou et François Mitterrand. Jérôme Clément fait débuter le déclin de l’ambition culturelle à la première cohabitation, de 1986 à 1988. On pense notamment à la privatisation de TF1. Et si Jacques Chirac pourra encore être qualifié d’homme de culture, ce ne sera plus du tout le cas de Nicolas Sarkozy, élu en 2007. La culture n’est alors même plus un sujet de débat. Le deuxième constat concerne la forte corrélation qui est établie entre un engagement politique en faveur de la culture et le parti au pouvoir. Jérôme Clément associe en effet l’action culturelle à une idéologie de gauche, notamment au parti socialiste de François Mitterrand pour lequel la culture était un enjeu politique majeur. Bien que le ministère de Jack Lang reste emblématique de cette vivacité culturelle, l’auteur reconnaît également l’apport de quelques ministres de droite, tels Michel Guy (secrétaire d’État à la Culture, 1974-1976) ou Jacques Toubon (ministre de la Culture, 1993-1995). Mais ce lien entre la culture et la gauche ne semble plus valable aujourd’hui. En effet, faut-il vraiment penser que la régression culturelle est due à la déroute du parti socialiste ? N’est-ce pas plutôt la société dans sa globalité qui a vu ses valeurs changer ?
VARIABLE D’AJUSTEMENT
L’arrivée de François Hollande à la tête du pays a été suivie d’un profond désenchantement, notamment du fait d’une baisse inédite du budget du ministère de la Culture. « La page Sarkozy n’était en fait que l’affirmation brutale d’un changement d’époque. » Une époque où la culture faisait partie intégrante de l’action politique – François Hollande a dû la mentionner lorsqu’il était candidat – mais n’en est plus qu’une variable d’ajustement. André Malraux voulait rendre accessibles à tous les oeuvres capitales de l’humanité. Jack Lang a quant à lui voulu étendre le domaine de la culture. Aujourd’hui, la culture s’est normalisée et est devenue routinière. Elle subit des impératifs de rentabilité, des logiques commerciales qui remettent insidieusement en cause l’idée même de service public. À titre d’exemple, les théâtres qui, pour faire face aux baisses de subventions, n’ont que deux options : augmenter le prix des places – ce qui est contraire à la logique de démocratisation culturelle – ou programmer davantage de spectacles commerciaux – et donc produire moins de créations. C’est dans la partie qu’il consacre à la culture en Europe que Jérôme Clément parvient à proposer des solutions concrètes, à une plus vaste échelle, comme l’idée de privilégier les alliances entre industries culturelles européennes (chaînes de télévision, groupes d’édition, etc.) plutôt que de se tourner vers l’Amérique ou celle d’adopter des positions européennes communes face aux plateformes américaines (Google, Apple, Facebook, Amazon). Le numérique fait en effet partie de ces évolutions sociales profondes auxquelles la culture doit faire face. Mais il permet en même temps une diffusion de cette dernière sans précédent. En Europe, la circulation de la culture a toujours compté: circulation des idées au Moyen Âge ou encore circulation des artistes à la Renaissance. Ce mouvement et cette ouverture se poursuivent ; « le monde est aujourd’hui une coproduction », dit l’universitaire camerounais Achille Mbembe. En conclusion, Jérôme Clément retourne presque le sens de cette urgence culturelle. Il y évoque les générations suivantes, celles qui vont prendre le relais, et qui, dans « cette Europe de la culture que [s]a génération appelait de ses voeux, croyant que la politique seule était responsable de la vie collective », « créent cette Europe-là dans de multiples échanges et croisements d’expériences, de nouveaux réseaux de solidarité ». « La révolution passait par la culture » (et non, à cette époque, par la politique) relevait-on plus haut. Comme si la boucle était bouclée.
Aurélie Cavanna