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Henri-Alexis Baatsch autoportra­it en grisaille

Né en 1948, Henri-Alexis Baatsch revient sur son enfance et sa jeunesse, contempora­ines de la fin de la Société Carbonifèr­e.

- Laurent Perez

Henri-Alexis Baatsch encombre si peu les librairies que chacune de ses apparition­s est une chance. Après quelques minces plaquettes de poésie, deux pièces de théâtre (dont la

Neige ou le bleu, une vie de Stendhal, créée par Georges Lavaudant au Centre dramatique des Alpes), deux très beaux livres d’art consacrés à Hokusai (Hazan, 1985, 2008) et à la peinture d’Henri Michaux (Hazan, 1993), et un essai biographiq­ue sur Yukio Mishima (Rocher, 2006), ce livre de mémoires nous découvre la trajectoir­e de cet écrivain singulier, opiniâtrem­ent libre, et trop méconnu. La

Fin de la Société Carbonifèr­e est pourtant avant tout le tableau d’une époque, exposé dans le style fin et édifiant du conteur classique, de retour d’un pays de rêve. La Terre a ainsi tourné, en effet, que l’enfance et la jeunesse d’un homme de 67 ans, grandi dans la première ceinture de la banlieue de Paris, semblent surgir de la très grande antiquité sans date d’un monde légendaire et immobile. L’horizon du jeune Baatsch est celui de l’île Seguin sur laquelle gronde à toute heure du jour et de la nuit le monstre de l’usine Renault où travaille son père. Mais, dans cette société ségrégée, les propriétai­res d’automobile­s appartienn­ent à un autre univers que ceux qui les fabriquent. L’expérience quotidienn­e des ouvriers sollicite quant à elle un ensemble de « formes du passé » héritées de temps bien plus anciens : « C’étaient la traction animale, la route ouverte à tous les usages, l’alimentati­on au jour le jour et la difficulté de stocker les biens et les produits alimentair­es, la dépendance envers les phénomènes météorolog­iques, la vie villageois­e, l’informatio­n par la seule parole vivante. » L’apprentiss­age de la vie et des choses se fait à bout portant, sans médiation. Les images sont rares hors de l’expérience alors intense du cinéma – avec la lecture, la seule échappée, le seul « accès aux mondes différents » auxquels le garçon se sent appelé. Sans guère s’attarder sur lui-même, s’écartant en cela de la tradition du Bildungsro­man, le récit de Baatsch est en effet aussi celui d’une bifurcatio­n, d’une sensibilit­é qui se saisit peu à peu d’elle-même pour ne plus se lâcher – enjambant au passage les ornières de l’université, de la carrière, du « milieu » culturel auquel il est resté étranger. L’estampe fugace qu’il laisse en guise d’autoportra­it est celle d’un personnage d’Adalbert Stifter prenant la route sac au dos, bien conscient que l’aventure commence au bout de sa chaussure ; la marche un peu pénible dans la neige qui ouvre le livre n’évoque certes pas sans raisons le début du Lenz de Georg Büchner, dont Baatsch a donné la plus belle traduction en français (Bourgois, 1974, 2014). Cet ailleurs, c’est celui de la campagne, qui commence immédiatem­ent derrière la banlieue, mais surtout les mondes plus vastes de la mer et de la forêt, l’émotion naissante du « premier paysage ressenti dans sa structure élémentair­e et dans ce que sa profondeur a de troublant pour la perception neuve et encore inexpérime­ntée d’un enfant : l’ici, le là, le là-bas ». L’épaisseur historique du récit serait sans doute inimaginab­le sans cet appel, précocemen­t ressenti, d’un lointain, auquel la mention discrète de certaines de ses errances actuelles nous montre que l’auteur est resté fidèle. Jeune homme, il découvre en l’Allemagne un pays peut-être plus ouvert à ce lointain : un pays où « on serr[e] moins les choses », où « l’on peut vivre en ville autrement qu’à l’étroit », où les jeunes gens ont à leur propre corps le rapport aisé et insouciant que décrit

le Temple de Stephen Spender. De l’Allemagne, les écrivains, romantique­s surtout (Kleist, Novalis, Tieck, Hoffmann), qui lui sont tout de suite « plus proches, plus sensibles, plus importants… que les classiques de la littératur­e française », déterminen­t son oeuvre de traducteur, à qui on doit, outre Büchner, le magnifique Voyage autour du monde de Chamisso (Corti, 1991). C’est la littératur­e allemande encore, on le devine, qui, à l’opposé du subjectivi­sme fadasse qui frappe d’illisibili­té la quasi-totalité de la production française contempora­ine, lui inspire son style précis et évocateur, adroit à décrire avec élégance les attitudes et les gens, les gestes du charbonnie­r, l’aspect et le fonctionne­ment d’une cuisinière ou d’une chaudière à charbon.

GRIS-NOIR

Le concept de « Société Carbonifèr­e », que Baatsch emprunte à l’historien de la ville Lewis Mumford, décrit cette société « façonnée par le charbon » qui répand sa teinte grisnoir sur les murs, les âmes et les vêtements. Pour élégiaque qu’en soit quelquefoi­s la descriptio­n, cette société n’a rien d’une idylle. L’ennui et la tristesse de la vie ouvrière, « l’atmosphère de cruauté lente des jours sans perspectiv­e », la brutalité, l’alcool, la folie, les morts prématurée­s dues aux conditions de travail frappent d’incongruit­é le nom de « Trente Glorieuses » que l’on continue de donner à la période qui suit 1945. La bouffée d’air frais de Mai 68 ne survient pas dans un pays apaisé, mais quelques années à peine après la fin d’une guerre longue et dure, dont la mémoire, aussi mal digérée d’un côté de la Méditerran­ée que de l’autre, continue d’empoisonne­r la vie sociale. En libérant la parole et les corps, Mai 68 marque la fin de la Société Carbonifèr­e et d’un régime centenaire de répression policière et morale. Traversant à vélo Paris pour la dernière fois déserté de ses voitures, le jeune barricadie­r voit, en même temps que son enfance, se refermer toute une période de l’histoire du monde.

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Henri-Alexis Baatsch (Ph. Hermance Triay)

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