Éric Laurrent jeunesse de Nicole Sauxilange
Pour son douzième roman chez Minuit, Éric Laurrent se renouvelle en revenant à Nana et Madame Bovary, des romans qui décrivent la vie d’un personnage.
C’est effectivement un beau début. Le récit commence, dans une cellule de prison, par la longue et minutieuse description, dans les moindres détails, d’une anatomie féminine, celle de Nicole Sauxilange (nom d’artiste : Nicky Soxy), posant pour la revue de charmes Dreamgirls, dont le poster central a été punaisé au mur. Un beau
début raconte l’émouvante destinée de cette starlette, de son enfance auvergnate dans les faubourgs de Clermont-Ferrand, jusqu’au début de sa carrière dans la capitale. Mais l’histoire commence en fait bien avant, car c’est là un véritable roman familial. Un roman particulièrement noir, tant le milieu dans lequel l’héroïne vient au monde est glauque. Violée par son beau-père aux portes de l’adolescence, la mère de Nicole a la bonne idée, pour échapper à l’enfer de sa famille, de se jeter dans les bras d’un voyou minable, pas très délicat avec les femmes : « Il n’aimait rien tant que les saillir par derrière, position qui non seulement l’emplissait du sentiment de les dominer, mais, d’un point de vue plus pratique, lui permettait de rester en partie habillé (puisqu’il n’avait somme toute, qu’à déboutonner son pantalon, comme s’il se fut simplement agi d’uriner – au reste, il ne discriminait guère ce besoin-là de celui d’éjaculer, tous les deux, outre leur même localisation, outre leur même issue, réclamant, par leur impériosité, d’être satisfaits au plus vite. » Évidemment, le loubard se sépare sans ménagement de la jeune fille lorsqu’elle tombe enceinte. En cette fin des années 1960, elle part alors sur la route des hauts lieux de la culture hippie, abandonnant à sa mère et son beau-père l’enfant dont, malgré tous ses efforts – recours à une rebouteuse auvergnate, à l’eau de javel, à une aiguille à tricoter aussi –, elle n’est pas parvenue à avorter. La petite Nicole se distingue d’emblée par sa candeur et une grande capacité à charmer. Il est beaucoup question de religion et d’élection dans Comme les deux chrétiens fondamentalistes qui l’ont recueillie, Nicole tombe vite dans la bigoterie, celle-ci se muant à l’adolescence, dans un rapport d’inversion, en lubricité. Elle fait ses armes en posant pour un amoureux photographe, futur étudiant aux Beaux-arts de Paris, qui finira par l’éconduire brutalement – la jeune fille reproduit alors, sans doute inconsciemment, le schéma familial initié au même âge par sa mère. C’est là qu’elle décide de monter à Paris afin de tenter sa chance.
PHÉNOMANIE
Douzième roman d’Éric Laurrent publié aux éditions de Minuit, Un beau début diffère de ses précédents ouvrages. Son écriture, si particulière, n’a pas vraiment changé. Elle se distingue toujours par la maîtrise de la langue, la construction complexe des phrases, l’imbrication quasi horlogère des inserts qui, loin de rendre la lecture ardue, suscite au contraire un rythme et le sentiment que le récit coule comme une source claire. Cette écriture, par ses effets de distanciation, atténue, allège la noirceur des faits décrits. C’est bien plutôt la manière d’envisager la narration qui a évolué. Quelques artifices permettent en effet à l’auteur d’imposer une impression de véracité. Le recours, par exemple, à quelques notes de bas de page, qui renvoient à des articles de presse et à des ouvrages consacrés à la vie de Nicole Sauxilange, à la « phénomanie » (ce besoin irrépressible d’être regardé et de devenir célèbre, quand bien même on n’aurait aucun talent), toutes informations qui nous propulsent dans un après du récit – évoquant notamment la disparition de Nicole/Nicky –, lequel demeure suffisamment mystérieux pour créer un suspense. Autre mécanisme, l’irruption de l’écrivain dans le récit, extrêmement brève, au détour d’une phrase, sous la forme d’une narration à la première personne. Nicole vit en effet dans le village de Courbourg, où a aussi grandi Éric Laurrent, et il est fort plausible qu’ils aient été camarades de classe (tous deux sont par ailleurs nés en 1966). Le texte voit ainsi advenir quelques moments de disjonction, qui créent autant de courts-circuits, lesquels ont pour effet de désorienter : nous ne savons plus ce qui relève de la fiction ou de l’histoire réelle. D’autant que, en grande partie concentrée sur un huis clos familial étouffant, l’histoire particulière s’ouvre à l’Histoire, car la vie des protagonistes n’en est pas moins traversée par l’époque, des années 1960 – pas très pop en Auvergne, on l’aura compris –, jusque sous l’ère Mitterrand. Nous avons aussi grandi durant cette période, et nous nous reconnaissons dans maintes descriptions d’objets, d’événements culturels et politiques, dans la manière dont Nicole les vit. C’est ainsi que nous entrons dans cette grande fresque historique. Jusqu’ici, les récits d’Éric Laurrent ne se développaient pas sur un temps aussi long. Les intrigues s’étiraient sur quelques mois, tout au plus. « Je voulais me renouveler, sortir de l’autofiction qui caractérise mes livres depuis quelques années, nous dit l’auteur. Renouer avec la fiction mais pas sur le mode ironique de mes premiers romans. Avec Un
beau début, j’ai désiré me confronter au roman classique du 19e siècle, en décrivant la vie d’un personnage – voire des générations qui l’ont précédé –, de sa naissance à sa mort. Les modèles, ce sont Nana de Zola et
Madame Bovary de Flaubert. » La vie tourmentée de Nicky Soxy, Éric Laurrent y travaillerait déjà. À suivre…