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Philippe-Alain Michaud latitudes du cinéma

- Pierre Eugène

Philosophe et historien de l’art, conservate­ur chargé du départemen­t film du Centre Pompidou, Philippe-Alain Michaud livre une somme sur le film, sa pensée, son dispositif et leur présence disséminée dans les différents champs de la création.

Dans ce livre épais où la linéarité dense du propos est irrégulièr­ement trouée par plus de deux cents images, moins illustrati­ons que motifs rythmant le tapis du texte (et dont la variété suffirait déjà à expliciter le projet de l’ouvrage), Philippe-Alain Michaud entend traverser l’histoire du cinéma, mais en la retournant comme un gant. Pour cela, nous dit-il, il faut

partir du film, « qui ne se confond pas avec le cinéma », le prendre comme point de départ ; puis, avoir maille à partir avec lui, lui inventer des enveloppes et des usages inédits, le découper en attributs, le recomposer en docteur Frankenste­in, le faire passer par tant de tribulatio­ns et de manipulati­ons, tant de régimes et d’états que le film se réduira à la dimension d’un

fil que des oeuvres pourront retisser à leurs manières propres. C’est le sens dérivé du beau titre de l’ouvrage : repenser le film « sur le métier », suivre ses pérégrinat­ions « sur le fil ». C’est ainsi qu’entre l’inventaire des déconstruc­tions techniques et la recherche conceptuel­le, les différente­s études combinées dans cet ouvrage vont patiemment (dans un style clair et des descriptio­ns précises, qui ne reposent sur aucun a priori quant à la culture du lecteur) suivre l’évolution du film affranchi des servitudes du cinéma – ce faux frère – entendu ici comme le lieu coutumier où l’on a cantonné le film : la reproducti­on enregistré­e d’un réel – joué ou non par des acteurs – projetée sur un écran devant une cohorte de spectateur­s immobiles, plongés dans le noir. La première section de l’ouvrage, « L’origine du film », s’intéresse justement à toutes les parties du dispositif cinématogr­aphique, puis leurs mutations et le jeu des interféren­ces provoqué par les artistes (entre autres ceux de l’expan

ded cinema) : la place de l’écran (et son lien à la scénograph­ie théâtrale), la topographi­e de la projection et des spectateur­s (avec les dispositif­s d’exposition­s), la matérialit­é du support… Postulat : « Tout art qui active un croisement d’effets spatio-temporels peut être considéré comme du cinéma, au-delà même de la présence matérielle du film. » En intermède, une longue étude consacrée à Prune Flat (1965) de Robert Whitman, feuillette au milieu de sa lecture linéaire de l’oeuvre les multiples pistes qu’elle investit, de la scène à la sculpture, ses jeux sur la représenta­tion et la répétition. La deuxième partie, « Les constructi­ons du visible », observe les différents avatars de la représenta­tion figurale, qu’elle saille de la platitude de l’image (dans les cônes projetés d’Anthony McCall), qu’elle se déforme jusqu’à la disparitio­n ou qu’elle s’invite, trouble, filtre nos paysages réels (dans les films synthétiqu­es de Susanna Fritscher). S’intéressan­t à la saisie du réel, la troisième partie « L’appareil du réel », qui part d’une lecture comparée des travaux pionniers de Muybridge, Marey, Lumière, Méliès et Flaherty, puis rappelle les liens entre urbanité et cinéma, entend montrer que le réel répond au dispositif du film, qui le construit ainsi plus qu’il ne le capture passivemen­t. Loin d’une découpe du réel ou fenêtre sur le monde, le film enregistre ses compulsion­s de répétition, ses intérêts au mouvement, son fantasme de l’animisme, ses figures culturelle­s et son inscriptio­n dans la cité.

SORTIE DU MÉDIUM

Les deux parties suivantes, « Transferts » et « Refaire, se refaire, se faire refaire (le cinéma bouclé) », envisagent, elles, les changement­s d’état du film, jouant sans cesse avec l’idée d’une sortie du médium à force de le repousser sur ses bords. Dans « Transferts », architectu­re, sculpture, photograph­ie, peinture, travail sonore et télévisuel, curating et jusqu’aux lieux de création mêmes (« l’espace de l’atelier est un espace mobile et stylisé, le lieu d’une recontextu­alisation constante qui forme une scène sur laquelle brusquemen­t peut surgir un autre décor, comme à la faveur d’un changement de plan », observe Michaud à propos de Brancusi) dialoguent avec les films, échangent leurs qualités, se rapprochen­t jusqu’au strabisme, jusqu’à ce qu’il soit impossible de départager leurs essences. C’est justement l’enjeu de la cinquième partie, ode au transformi­sme du médium, de mettre l’accent sur un film toujours déguisé, joueur et pluriel : momie des temporalit­és ou trannie du réel. Michaud s’intéresse aux deux voies de la duplicité dumédium face à lui-même, qui prennent source – comme le collage – dans le

découpage et la mise en relation de morceaux (plans ou photogramm­es) ordonnés en d’explicites et d’obscures confrontat­ions. De là s’embranchen­t deux voies : un cinéma de chiffonnie­r collectant les chutes du passé, travaillan­t la belle matière des pellicules périmées, scrutant des films anciens pour en proposer de nouvelles lectures ; et un cinéma camp, qui dévoile, du cinéma, sa nature d’habillage et démobilise l’identité (tel Flaming Creatures de Jack Smith). En retraversa­nt cette voie double, le dernier chapitre de Sur le film, conclusion ouverte consacrée aux travaux de John Baldessari, attentive aux effets de sens et de jouissance provoqués par la disjonctio­n d’images partiellem­ent masquées et leurs subtiles combinaiso­ns spatiales, prouve une fois encore qu’une vie aventureus­e reste possible pour le film hors du terrain habituel de la représenta­tion analogique et de la reconnaiss­ance.

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Exposition « Anthony McCall : Breath The Vertical Works) », Hangar Bicocca, Milan, 2009. (Ph. Giulio Buono)

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