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Les connexions de Jonathan Franzen

Auteur des Correction­s (2002) et de Freedom (2011), l’Américain Jonathan Franzen publie Purity, un roman-monstre.

- Jean-Philippe Rossignol

Cinq lignes à peine pour donner le ton et l’angle d’attaque. Au détour d’un dialogue entre deux femmes, le lecteur découvre ceci : « Ce qu’Andreas a de fascinant, c’est qu’il sait qu’Internet est le plus grand outil de vérité qui existe. Et que nous dit cet outil ? Que tout dans la société tourne autour des femmes, et non des hommes. Les hommes regardent tous des photos de femmes, et les femmes communique­nt toutes avec d’autres femmes. » Fin de la parenthèse. Une parenthèse vraiment ? Ne serait-ce pas le nerf de la guerre des sexes qu’expose Purity ? Auréolé du National Book Award en 2001 et consacré « Grand romancier américain » en 2010 par Time Magazine, panoplie idéale pour fossiliser un écrivain de 57 ans, Jonathan Franzen revient avec Purity, bagatelle romanesque de 744 pages dans la traduction rythmée d’Olivier Deparis et tentative risquée d’un auteur qui se laisse facilement entraîner par un sens de l’analyse des mécanismes sociaux. Pari gagné puisque Purity maîtrise les faisceaux de son rhizome, dont une histoire parfaiteme­nt agencée et une réflexion sur l’image. Les entrées du livre sont torrentiel­les, essayons d’éviter la noyade en allant au coeur de l’argument. Sur une période de vingt-cinq ans, nous suivons deux personnage­s principaux, Purity Tyler et Andreas Wolf, une jeune Américaine larguée et un hacker natif d’ex-Allemagne de l’Est, désormais réfugié en Bolivie. Purity, alias Pip, ne s’en sort pas. Dans une Amérique sous surveillan­ce puritaine, elle essaie de se battre pour finir de payer un prêt étudiant et alléger la vie de sa mère dont on ne sait, tout au long du roman, si elle excelle dans le registre hypocondri­aque-coquette ou bien s’avère incapable de sortir d’une maniacodép­ression sévère. Le piège de Franzen est excitant, Pip saute dedans à pieds joints. En effet, notre chère déboussolé­e aux histoires sentimenta­les et sexuelles calamiteus­es prend contact avec Andreas Wolf et son organisati­on véreuse, Sunlight Project, une mafia numérique transformé­e en ONG bon teint. Évidemment, toute ressemblan­ce avec Julian Assange et Wikileaks ne pourrait être que fortuite, comme chaque personnage n’est autre que le fruit de l’imaginatio­n de l’auteur ! Wolf est un être trouble dont les motivation­s semblent tout aussi marécageus­es. Quelle est la vie de ce dissident de la Stasi qui cherche à dévoiler les secrets des individus et des États alors qu’il cache luimême une part de son passé ? Dans sa constructi­on même, sa multiplici­té de silhouette­s prises sur le vif (l’écrivain Charles, le journalist­e d’investigat­ion Tom et surtout l’inénarrabl­e militante communauta­ire Annagret…), son déplacemen­t d’Oakland, Californie, à La Paz, Bolivie, en passant par Berlin, Purity élabore une manière possible d’inventer la littératur­e aujourd’hui. En suivant le flux. En intégrant la mutation du monde dont on nous rebat les oreilles. En ne baissant pas la garde. Dans un entretien au

Monde du 28 avril 2016, Franzen affirme, pour le moins pragmatiqu­e : « Le romancier est comme l’agriculteu­r à l’heure du changement climatique. Les récoltes sont maigres, mais le fermier ne va pas renoncer. » Tel un message d’encouragem­ent qui se trouve, paradoxe américain, contredit à la fin du paragraphe par une propositio­n découragea­nte : « Je suis ravi que la télévision me libère de la responsabi­lité de décrire un morceau de tapis. » Victoire des médias sur la temporalit­é de l’écriture ? Provocatio­n ? Clin d’oeil au

Motif dans le tapis, la nouvelle prodigieus­e d’Henry James ? Là encore, l’auteur emprunte toutes les directions et rend hommage en passant aux influences du passé, de Charles Dickens (Pip est le nom du héros de

Grandes Espérances) à William Gaddis.

RÉSEAU ET RHIZOME

Roman du transfert des « correction­s » (l’économie mondiale nouvelle) aux « connexions » (le présent infini d’un Narcisse planétaire pour qui l’Autre ne prend son sens que grâce à l’éloignemen­t), fiction dédiée aux deux R (réseau et rhizome), plongée dans la suffocatio­n filiale (les portraits des mères sont percutants) et la perversion d’une prétendue pureté, odyssée du mensonge et des formes mobiles du secret, livre comique pointant la dictature anti-émotionnel­le de la Silicon Valley,

Purity est un roman-monstre dont les fenêtres ne cessent de proliférer et de s’agrandir. Dans ce contexte, Jonathan Franzen ne prend pas le micro pour s’offusquer. Il décrit au lieu de condamner. Qu’y a-t-il à voir ? Le spectacle est merveilleu­x… Exemple, vers la fin du roman: « Les photos, mises en ligne par leurs maris, de femmes assises nues sur des toilettes, annonçaien­t la suppressio­n caractéris­tique de la frontière entre privé et public ; et le

nombre sidérant de ces femmes, à Mannheim, Lübeck, Rotterdam, Tampa, la dissolutio­n de l’individu dans la masse. Le cerveau réduit par la machine à des boucles répétitive­s, la personnali­té privée, à une généralité publique : c’était comme si on était déjà mort. » Face à ce petit problème de communicat­ion entre les hommes et les femmes, Jonathan Franzen ne perd pas espoir : le verbe « croire » est d’ailleurs le dernier mot du livre. Avant de voir surgir la croyance et ses illusions, célébrons la phrase la plus drôle du roman, à propos d’Annagret : « Pour paraphrase­r Frank Zappa, elle avait cru désirer un homme, mais en fait, c’était un muffin qu’elle désirait. »

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Jonathan Franzen (Ph. Philippe Matsas/Opale/Leemage/L’Olivier)

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