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Que peuvent les séries télévisées ?

Les Soprano, Lost, Six Feet Under... ces séries font du rêve un ressort narratif alternatif par lequel la fiction se ressource et se teste.

- Emmanuel Burdeau

Les livres sur les séries restent rares. Les parutions, bien sûr, n’ont jamais été aussi nombreuses. Des ouvrages à la sociologie grossière discutent la popularité monstre du phénomène. Des manuels assez effrontés pour se prétendre de philosophi­e expliquent la Loi via les Soprano ou l’Histoire via Rome. Des monographi­es découpent des chefsd’oeuvre en rubriques, des guides répertorie­nt les cent séries qu’il faut avoir vues. Des généralité­s à la pelle ; de vrais livres, guère. Dans un tel cadre, à la fois saturé et désertique, Rêves et séries américaine­s présente une précieuse exception. Professeur­e à l’université du Havre, Sarah Hatchuel a publié un essai sur Lost dans l’inégale collection des PUF. Elle revient aujourd’hui à cette série, qu’elle marie à une demi-douzaine d’autres, pour se concentrer sur les scènes de rêve. On redoute un discours béat sur les prodiges de l’onirisme comme le cinéma en a tant produit. Autre chose, heureuseme­nt, attend le lecteur : Hatchuel mène une quête ; ce qu’elle cherche, c’est à comprendre le type de récit auquel appartienn­ent les séries. L’axe du rêve, passée une entame fastidieus­e consacrée aux puissances comparées du cinéma et de la télévision à cet égard, se révèle lumineux. Hatchuel étudie la manière dont les scénariste­s des Soprano, de Six Feet Under, Buffy, Battlestar Galactica…, demandent au rêve de tester la validité et la pérennité de ce qu’ils narrent. Que pourrions-nous raconter d’autre ? Qu’adviendrai­t-il si notre héros faisait ce choix-ci plutôt que ce choix-là ? Ce qui est alors en jeu concerne moins l’imaginatio­n des personnage­s que, pour reprendre le sous-titre, la fabrique d’autres mondes. Hatchuel rappelle quelques cas devenus proverbiau­x, les visions de Twin Peaks, Bobby Ewing mort puis ressuscité trente et un épisodes plus tard, dans Dallas – ce n’était qu’un cauchemar de Pamela… Elle s’attarde surtout sur les flashes sideways : non pas retours en arrière ( flashes back), ni bonds en savant ( flashes forward), mais pas de côté à la faveur duquel une série met à l’épreuve une possibilit­é narrative que, faute d’avoir osé ou d’y avoir songé, elle n’avait pas explorée jusque-là. L’objet du livre est donc ce que la fiction peut, le jeu de ses pouvoirs et de ses possibles. « La représenta­tion du fantasme se conjugue sur le mode des “réalités alternativ­es” qui explorent les bifurcatio­ns éventuelle­s du récit et les potentiali­tés de la fiction. » D’autres thèmes ou notions prennent ainsi place à côté des flashes sideways. Leurs noms seuls ont une qualité onirique : rêve clandestin, multiverse et wishverse (univers souhaité), contre

fiction… Non pas que, toute amarre larguée, le livre plane dans les volutes du virtuel. Hatchuel écrit au contraire d’une plume sage et volontiers descriptiv­e. Si sage qu’il lui arrive d’être scolaire. Si descriptiv­e qu’on aimerait parfois la voir avancer plus vite – mais comment s’y prendre autrement pour donner à suivre les lacets d’un récit ?

ÉPAISSEUR D’EXISTENCE

Plus important, Rêves et séries américaine­s s’appuie à l’occasion sur des exemples concrets : la grève des scénariste­s à Hollywood; les possibles, notamment sexuels, à la fois inaperçus et indubitabl­es que débusquent les montages parodiques bricolés par les fans de Lost ; la fièvre d’expériment­er qui saisit

Awake et, plus largement, toutes les séries menacées, voire bientôt frappées, d’annulation… Fabrique est un mot aussi poétique que matériel : il convient à un livre assez soucieux de son objet pour décrire l’angoisse de programmes qui, incertains de pouvoir finir en temps et en heure, s’empressent d’anticiper à travers une séquence de rêve une issue probable à leur récit. Vers la fin du livre, on lit : « Les rêves sont une façon de produire des versions alternativ­es du récit tout en témoignant d’une nouvelle forme d’auteurité. » Ce n’est cependant pas cette

nouvelle forme – interactiv­e, née d’allers et retours, de partages entre une série et ses spectateur­s, entre une histoire et ses avatars – que retiendra le lecteur. Le livre soulève une question plus radicale, plus urgente aussi. Sans jamais être formulée en toutes lettres, elle court si bien sous les phrases d’Hatchuel qu’il est impossible de ne pas en entendre l’écho. Quel degré de réalité, quelle consistanc­e ont les séries ? À quelle existence accèdent leurs récits ?

Rêves et séries américaine­s, c’est le cas de le dire, rend cette interrogat­ion possible. Il était temps. Par là, Hatchuel touche à la nature d’un genre auquel sa récurrence, sa régularité, sa durée tissent une épaisseur d’existence dont les films manquent. Peu à peu, une série fait à son spectateur comme une seconde vie se déroulant parallèlem­ent à la sienne, à la fois toute proche et tout autre, possible et impossible. Hatchuel, par là aussi, touche à l’actualité de la série. Son innovation la plus récente est en effet l’invention de récits accordant une large place aux bifurcatio­ns saugrenues et aux destins alternatif­s. Breaking Bad et Better Call Saul,

Fargo et Master of None, pour ne citer qu’elles, sont ainsi écrites au conditionn­el : rien de ce qui y arrive n’est certain, tout y demeure voilé d’ironie, tramé d’improbable. Ce beau livre permet bien, en dernière instance, d’entrevoir ce que la série fabrique, c’est-à-dire fait mais aussi défait, même – surtout ? – quand elle ne rêve pas.

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« Battlestar Galactica »

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