Que peuvent les séries télévisées ?
Les Soprano, Lost, Six Feet Under... ces séries font du rêve un ressort narratif alternatif par lequel la fiction se ressource et se teste.
Les livres sur les séries restent rares. Les parutions, bien sûr, n’ont jamais été aussi nombreuses. Des ouvrages à la sociologie grossière discutent la popularité monstre du phénomène. Des manuels assez effrontés pour se prétendre de philosophie expliquent la Loi via les Soprano ou l’Histoire via Rome. Des monographies découpent des chefsd’oeuvre en rubriques, des guides répertorient les cent séries qu’il faut avoir vues. Des généralités à la pelle ; de vrais livres, guère. Dans un tel cadre, à la fois saturé et désertique, Rêves et séries américaines présente une précieuse exception. Professeure à l’université du Havre, Sarah Hatchuel a publié un essai sur Lost dans l’inégale collection des PUF. Elle revient aujourd’hui à cette série, qu’elle marie à une demi-douzaine d’autres, pour se concentrer sur les scènes de rêve. On redoute un discours béat sur les prodiges de l’onirisme comme le cinéma en a tant produit. Autre chose, heureusement, attend le lecteur : Hatchuel mène une quête ; ce qu’elle cherche, c’est à comprendre le type de récit auquel appartiennent les séries. L’axe du rêve, passée une entame fastidieuse consacrée aux puissances comparées du cinéma et de la télévision à cet égard, se révèle lumineux. Hatchuel étudie la manière dont les scénaristes des Soprano, de Six Feet Under, Buffy, Battlestar Galactica…, demandent au rêve de tester la validité et la pérennité de ce qu’ils narrent. Que pourrions-nous raconter d’autre ? Qu’adviendrait-il si notre héros faisait ce choix-ci plutôt que ce choix-là ? Ce qui est alors en jeu concerne moins l’imagination des personnages que, pour reprendre le sous-titre, la fabrique d’autres mondes. Hatchuel rappelle quelques cas devenus proverbiaux, les visions de Twin Peaks, Bobby Ewing mort puis ressuscité trente et un épisodes plus tard, dans Dallas – ce n’était qu’un cauchemar de Pamela… Elle s’attarde surtout sur les flashes sideways : non pas retours en arrière ( flashes back), ni bonds en savant ( flashes forward), mais pas de côté à la faveur duquel une série met à l’épreuve une possibilité narrative que, faute d’avoir osé ou d’y avoir songé, elle n’avait pas explorée jusque-là. L’objet du livre est donc ce que la fiction peut, le jeu de ses pouvoirs et de ses possibles. « La représentation du fantasme se conjugue sur le mode des “réalités alternatives” qui explorent les bifurcations éventuelles du récit et les potentialités de la fiction. » D’autres thèmes ou notions prennent ainsi place à côté des flashes sideways. Leurs noms seuls ont une qualité onirique : rêve clandestin, multiverse et wishverse (univers souhaité), contre
fiction… Non pas que, toute amarre larguée, le livre plane dans les volutes du virtuel. Hatchuel écrit au contraire d’une plume sage et volontiers descriptive. Si sage qu’il lui arrive d’être scolaire. Si descriptive qu’on aimerait parfois la voir avancer plus vite – mais comment s’y prendre autrement pour donner à suivre les lacets d’un récit ?
ÉPAISSEUR D’EXISTENCE
Plus important, Rêves et séries américaines s’appuie à l’occasion sur des exemples concrets : la grève des scénaristes à Hollywood; les possibles, notamment sexuels, à la fois inaperçus et indubitables que débusquent les montages parodiques bricolés par les fans de Lost ; la fièvre d’expérimenter qui saisit
Awake et, plus largement, toutes les séries menacées, voire bientôt frappées, d’annulation… Fabrique est un mot aussi poétique que matériel : il convient à un livre assez soucieux de son objet pour décrire l’angoisse de programmes qui, incertains de pouvoir finir en temps et en heure, s’empressent d’anticiper à travers une séquence de rêve une issue probable à leur récit. Vers la fin du livre, on lit : « Les rêves sont une façon de produire des versions alternatives du récit tout en témoignant d’une nouvelle forme d’auteurité. » Ce n’est cependant pas cette
nouvelle forme – interactive, née d’allers et retours, de partages entre une série et ses spectateurs, entre une histoire et ses avatars – que retiendra le lecteur. Le livre soulève une question plus radicale, plus urgente aussi. Sans jamais être formulée en toutes lettres, elle court si bien sous les phrases d’Hatchuel qu’il est impossible de ne pas en entendre l’écho. Quel degré de réalité, quelle consistance ont les séries ? À quelle existence accèdent leurs récits ?
Rêves et séries américaines, c’est le cas de le dire, rend cette interrogation possible. Il était temps. Par là, Hatchuel touche à la nature d’un genre auquel sa récurrence, sa régularité, sa durée tissent une épaisseur d’existence dont les films manquent. Peu à peu, une série fait à son spectateur comme une seconde vie se déroulant parallèlement à la sienne, à la fois toute proche et tout autre, possible et impossible. Hatchuel, par là aussi, touche à l’actualité de la série. Son innovation la plus récente est en effet l’invention de récits accordant une large place aux bifurcations saugrenues et aux destins alternatifs. Breaking Bad et Better Call Saul,
Fargo et Master of None, pour ne citer qu’elles, sont ainsi écrites au conditionnel : rien de ce qui y arrive n’est certain, tout y demeure voilé d’ironie, tramé d’improbable. Ce beau livre permet bien, en dernière instance, d’entrevoir ce que la série fabrique, c’est-à-dire fait mais aussi défait, même – surtout ? – quand elle ne rêve pas.