Krystian Lupa le théâtre comme acte Georges Banu
PARIS - Festival d’Automne / Novembre - décembre 2016
Dans le cadre de sa section « Portrait », le Festival d’Automne à Paris invite Krystian Lupa pour trois spectacles adaptés de textes de Thomas Bernhard (1). Déjà présent en 1998, puis en 2010 (Fac
en 2012 (la Cité du rêve) et en 2013 (Perturbation), c’est avec l’écrivain autrichien, dont il dit qu’« il a radicalement changé [sa] façon de faire (2) », qu’il poursuit cette collaboration.
Du théâtre de Krystian Lupa, j’en ai ressenti l’impact dès la première rencontre, dès sa découverte à l’Odéon où Borja Sitjà l’invita il y a plus de vingt ans ! Il confirmait le pouvoir de troubler, de déranger, d’inquiéter, dont le grand théâtre polonais avait donné quelques exemples, tels que les Démons de Dostoïevski, à Cracovie en 1971, dans la mise en scène d’Andrzej Wajda. C’est un théâtre qui érige la culture en territoire d’exploration sans compromis ni désinvolture : le théâtre d’une expérience intellectuelle pleinement responsable et qui plonge au plus profond de l’être, sous la conduite d’acteurs non pas poussés à l’extrême de l’engagement corporel, mais appelés à ériger le jeu en stricte exploration de soi. Acteurs responsables qui associent les mots et les corps au point d’écarter tout sentiment ludique et de convertir le jeu en acte. Acte dont, de la salle, nous prenons la mesure, car il nous permet d’accéder non pas à une copie de la vie, mais à une autre vie, engendrée sur scène, terrain propice où elle s’épanouit. Krystian Lupa évite le répertoire théâtral inventorié, aussi complexe soit-il, et se livre à l’exploration des grands textes épiques aussi bien qu’au théâtre de Thomas Bernhard, dont il s’est imposé comme l’interprète hors-normes. Il se détache de tout « étiquetage » des caractères et de la conformité des ac- tions, il se livre et entraîne le spectateur dans une errance. Mais une errance nullement chaotique, sans égarement de surface, qui conduit à la vérité de soi émergée des strates les plus souterraines de l’être. Ses acteurs – d’abord son partenaire privilégié, Piotr Skiba – s’avancent dans l’obscurité et à l’écart de tout cri ou excès, engagent ces explorations doubles, partagées entre eux-mêmes et les personnages. Ils ne se dissocient pas et révèlent les dangers aussi bien que les réussites de pareilles aventures communes.
DÉRIVES CONTRÔLÉES
Krystian Lupa, dont les débuts se sont accomplis à l’écart des grandes villes – soit à Jelenia Gora, dans les Sudètes –, s’est détaché de la vocation romantique du théâtre polonais, des illustres Kazimierz Dejmek et Konrad Swinarski, pour explorer les écritures de l’avant-garde signées par Stanislaw Witkiewicz ou Witold Gombrowicz. Ce fut son apprentissage et son rejet. Réfractaire à la martyrologie polonaise, il se voua à ces auteurs qui ont cultivé l’ironie et la déroute de l’esprit, véritables précurseurs de ce que l’on appellera plus tard le « théâtre de l’absurde ». Lupa s’y consacrera avec parcimonie, sans toutefois l’abandonner entièrement – il signera une mémorable Fin de partie de Beckett, située non pas dans un espace indéterminé, mais dans une sorte d’abri militaire. Il rappelait l’importance qu’a eue l’expérience de la guerre pour l’auteur de En attendant Godot : non pas un écrivain rattaché directement à l’histoire, mais imprégné par ses désastres, enfouis, mais bien présents. Beckett rattaché à l’histoire… Krystian Lupa s’est ensuite attaqué aux grandes fresques épiques dont il souhaite mettre au jour les veines cachées, de Hermann Broch et Robert Musil à Dostoïevski ou Mikhaïl Boulgakov et, obstinément, de Thomas Bernhard. Les romans comme gisements à explorer l’attirent ; il y entraîne ses comédiens, conviés à se consacrer avec vigilance à de telles descentes vertigineuses. Il les conduit, sans les protéger, formule l’impératif de la descente en soi grâce au célèbre « monologue intérieur ». Celui-ci dirige l’interprète vers le centre de l’être, dégagé de tout instinct sécuritaire. La scène de Lupa convie à la rencontre avec ces dérives bien contrôlées : elles restent strictement endiguées, et en même temps favorables aux descentes indispensables à ce théâtre de l’exigence.