Francis Spufford
Capital rouge L’Aube, 504 p., 26 euros
Une plongée dans l’URSS des années 1950 et 1960? D’accord, disent les spécialistes, vous pouvez vous y risquer,mais à la condition de bien choisir votre voie : soit celle de l’historien, soit celle du romancier. Et de ne surtout pas confondre les deux registres… À rebours de cette mise en garde terne et datée, Francis Spufford a écrit Red Plenty en bousculant les lois canoni-ques du genre. Le livre paraît à Londres en 2010 et, six ans après, en français grâce à la remarquable traduction documentée de Johanna Blayac. Objet inclassable à la lisière de la fiction et du non fiction anglo-saxon, du « conte merveilleux » et de l’analyse politique, Capital rouge a pour ligne de mire un mot dangereux en politique : le rêve. Un rêve russe ? Est-il possible que l’industrie glorieuse, la puissance, la réussite et la liberté aient pu faire espérer au-delà des États-Unis ? Un monde meilleur comme les révolutions de 1905 et de 1917 le prédisaient ? Mais voilà, Lénine et Staline sont passés par là ; le rêve a pris du plomb dans l’aile. À partir de 1953, année de la mort du gros moustachu auto-proclamé Père des peuples, Khrouchtchev fait le ménage, déstalinise et veut lancer l’URSS sur les routes du progrès. C’est là toute l’inventivité de Spufford lorsqu’il crayonne les citoyens russes dans leur réalité quotidienne, qu’ils soient ouvriers, directeurs d’usines, paysans ou scientifiques. Dire les faits et leur donner du relief, c’est un art, que n’a pas toujours le savant rigoureux. Ou comment passer de l’utopie marxiste à une vie sous le communisme, avec ses illusions incessantes. Cette vie où le Parti « souhaitait que le public soviétique soit koultourny, un terme qui s’étendait à tous les domaines, depuis le brossage de dents régulier jusqu’à la lecture de Pouchkine et de Tolstoï ».