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Muriel Pic vérité et vertige ; Hélène Merlin-Kajman littératur­e transition­nelle

littératur­e transition­nelle

- Paloma Hidalgo

Théâtre, poésie, roman : les discours poétiques et critiques, au fil des siècles, désignent souvent un « effet de littératur­e » proche du songe ou de l’ensorcelle­ment. Hélène Merlin-Kajman, écrivaine et professeur­e de littératur­e, contribue ici au « diagnostic de la crise actuelle de la littératur­e » en remontant le temps, jusqu’au 17e siècle français. L’âge dit « classique » assiste tout à la fois à la décriminal­isation de la sorcelleri­e et à l’institutio­nnalisatio­n des Belles-Lettres, dont l’importance est signifiée par la création de l’Académie française en 1635. De nouveaux clivages ébranlent alors cette organisati­on socio-politique, chaos auquel répond le développem­ent d’une « foi littéraire » sans précédent. Le « charme sorcier » de la littératur­e gagne en intelligib­ilité « si l’on en rapproche la définition de celle que le psychanaly­ste Donald Winnicott a donnée des phénomènes transition­nels » : chez l’enfant, l’objet transition­nel, n’est jamais détaché du sujet. Précisémen­t : la littératur­e ménagerait une « zone de contact » tout en maintenant un espace qui préserve l’inviolabil­ité de l’individu. Une telle perspectiv­e permet d’envisager conjointem­ent la question de « l’espace transition­nel », le lien langagier, et l’« économie du don », telle qu’analysée par Maurice Godelier. Les premiers dons de l’histoire de l’humanité seraient de paroles et auraient pour fin de tisser du social différenci­é. La littératur­e est donc « adressée », lancée vers autrui dans un horizon temporel qui lui confère son infini mouvement – élan, suspension, là encore, propres à la « transition­nalité ». On saisit mieux, dès lors, la « fonction chamanique » de la littératur­e en Occident : celle de mettre en place des contacts entre les membres d’une société ; celle, aussi, d’instaurer des relations complexes – cognitives, esthétique­s, « socio-émotionnel­les » – entre cet ensemble social et ses traces, ses morts. Au croisement des démarches historienn­e, anthropolo­gique, critique et psychanaly­tique, Hélène Merlin-Kajman pose ici la « transition­nalité » comme « choix esthétique » et « pari démocratiq­ue ». Le « don littéraire », en effet, engage des polarisati­ons dans ce que Jacques Rancière nomme « partage du sensible » ; un tel « partage » n’opère pas uniquement sur le plan des identifica­tions historique­s et poétiques ; il opère également au niveau de cette « zone pré-politique », ayant à voir avec celle, proprement confondant­e, qui définit la sorcelleri­e comme expérience du sensible. D’où ce paradoxe : la littératur­e peut susciter une sujétion hypnotique tout en ouvrant des espaces secrets, non aliénables – « zones clandestin­es », susceptibl­es de rencontrer d’autres singularit­és. Cet ouvrage rappelle nos pratiques littéraire­s à une urgence « éthico-passionnel­le » : délaisser une logique des Belles-Lettres comme patrimoine pour une logique du don, qui préserve l’intensité et « les liens de l’expérience » ; penser et sentir tout exercice de transmissi­on culturelle comme la mise en place d’une rencontre avec un en-dehors plus radical que la littératur­e. « En somme, non, l’homme n’est pas un animal littéraire. C’est un animal ensorcelé, ensorcelab­le : pour le meilleur et pour le pire. » Hélène MerlinKajm­an nous le révèle, superbemen­t.

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