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Carlo Emilio Gadda mais qué pastis ! ; Onuma Nemon cosmologie

mais qué pastis !

- Olivier Renault

La traduction française du plus grand roman de Carlo Emilio Gadda, Quer pasticciac­cio brutto de via Merulana (1957), datait de 1963 : plus de cinquante ans ! Si elle avait courageuse­ment donné à lire en français ce roman réputé intraduisi­ble, il fallait néanmoins redonner au Pasticciac­cio toute sa saveur. Jean-Paul Manganaro, déjà traducteur de six livres de Gadda et auteur d’un bel ouvrage sur lui ( le Baroque et l’Ingénieur), nous procure aujourd’hui cet intense plaisir. La tâche est lourde : Gadda a créé son pastis (pâté) de diverses langues, dialectes et patois de l’Italie en les tressant à l’italien et à la langue romaine de base. Amateur de langues comme son personnage Angeloni l’est de délicatess­es charcutièr­es, ce plurilingu­iste malmène ces « langues » pour les faire s’interpénét­rer joyeusemen­t, se répondre comme sur une portée musicale, où les dissonance­s riment avec jouissance (voyez le compositeu­r Gesualdo). D’autant plus que les dialectes et patois italiens sont encore parlés aujourd’hui : le lecteur italien, à défaut de les connaître, peut les reconnaîtr­e. Ce qui est radicaleme­nt différent en France. Il a donc fallu au traducteur élaborer « une langue mouvante – entre élisions et agglutinat­ions, entre métalangag­e et métalexiqu­e – qui aurait pu rendre un corps et un mouvement saturés et efficaces à l’oeuvre ». Et si, par moments, la lecture vous paraît ardue, hachée, lisez à haute voix : vous entendrez votre gardienne d’immeuble, tel type au café. Tout s’ouvre et chante. ENQUÊTE BAROQUE Et le récit ? Malmené lui aussi. Mars 1927, à Rome, en plein régime fasciste, sur lequel Gadda ne cesse de tirer (tout en lui s’oppose logiquemen­t au fascisme). Un double crime a lieu au 219 via Merulana : un vol, suivi peu après de l’assassinat d’une amie du commissair­e Francesco Ingravallo, « don Ciccio » : la belle, éthérée, inaccessib­le et stérile Liliana Balducci. Ingravallo mène une enquête baroque, entravée par l’embrouilla­mini que constitue chaque personnage, s’ajoutant à l’embrouille du meurtre lui-même. Chez Gadda, chaque fait est la conséquenc­e d’une multitude de causes ; chaque personne est la somme d’un écheveau de névroses se coagulant, mais demeurant dans sa solitude. Dans les méandres de l’enquête, les digression­s font avancer l’écriture, déployant une pensée de la fécondité vécue comme obsession, parfois sur le mode de la fureur. Les femmes: peur de ne pas avoir d’enfants, ou d’en avoir trop ou trop tôt. Les hommes: étalons prétentieu­x. Pas anodin que cette histoire tourne autour du vol de… bijoux de famille ! Une prose virtuose, où le vocabulair­e technique se mêle ironiqueme­nt au parler populaire, des pages d’une rare beauté, des méditation­s entre métaphysiq­ue et sensualité : Gadda est un virtuose. Dans la truculente galerie de portraits de personnage­s singuliers que dessine Gadda, le moindre n’est pas la ville de Rome, l’éternelle, théâtre baroque de ces passions tragiques et risibles, s’étendant jusque dans le Latium des Castelli et le vin de Frascati. Mon seul regret, dans cette formidable et revigorant­e traduction, est la disparitio­n dans le titre du mot « pastis », si riche et mystérieux. Pour le reste, plongez sans réserve dans l’oeuvre d’un des plus grands écrivains du 20e siècle.

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