Art Press

Emanuele Coccia détruire l’ontologie

- interview par Laurent de Sutter

Emanuele Coccia est un philosophe discret. Pourtant, chacun de ses livres entraîne le même effet d’ébranlemen­t chez son lecteur, le forçant à regarder le monde d’une manière dont il ne pouvait se douter auparavant. Avec laVie des plantes, il se plonge dans l’ontologie des êtres les plus ignorés de l’ontologie – et renverse une nouvelle fois tout ce que nous croyions savoir sur l’écologie, la nature et nous.

Après vous être consacré à la vie des images et à celle de la publicité, vous vous tournez à présent vers les plantes ? Pourquoi les plantes ? Que s’est-il passé qui vous a poussé à y consacrer un livre ? À l’origine de ce livre, il y a tout d’abord un hasard biographiq­ue : j’ai reçu, très jeune, une formation en botanique, biologie et chimie, qui a façonné et marqué pour toujours mon regard sur le monde. Mais il y a en réalité un puissant fil conducteur qui relie mes trois ouvrages : ils sont les trois volets d’une théorie sur l’image, abordée sous trois angles différents. La Vie sensible était une réflexion sur l’image en tant qu’espace de médiation cosmique : j’essayais de montrer que les images ne sont pas des accidents psychiques propres à un sujet, mais des êtres qui existent dans un lieu distinct de celui des sujets, distinct de celui des objets – des êtres qui permettent la rencontre entre matière et esprit, sujet et objet, sujet et sujet, objet et objet. Dans le Bien dans les choses, je me suis penché sur la plus grande usine à images de notre société : la publicité. Grâce à la publicité, l’image est devenue l’artefact culturel le plus vu et le plus consommé qui soit, mais aussi le plus social : l’image devient l’espace de formulatio­n le plus efficace des règles et des moeurs qui nous façonnent. La Vie des plantes explore la puissance physique et cosmogoniq­ue de l’image : depuis toujours, la plante a été considérée comme le lieu de la coïncidenc­e entre vie et image, et donc comme le lieu où l’image quitte l’espace de la représenta­tion et devient le moyen d’engendreme­nt de toute chose. Les deux idées sont en fait très anciennes. La première est à la base, par exemple, de la conception goethéenne de la plante comme être de la métamorpho­se : l’image n’est pas figure, mais façonnage de soi. C’est la significat­ion métaphysiq­ue de la centralité des méristèmes, le tissu cellulaire spécialisé dans la croissance qui est une particular­ité du corps végétal et de son anatomie. Mais c’est aussi la significat­ion de la fleur : un organe reproducte­ur qui doit à chaque saison être construit avant l’acte sexuel proprement dit, pour ensuite être « désaffecté » et expulsé. La plante est un être dont le corps anatomique est constammen­t en constructi­on : son corps est non pas entretenu, mais, littéralem­ent, perpétuell­ement bâti car j amais achevé, j amais définitive­ment constitué. Le corps végétal n’est ni une donnée ni un schéma. L’on pourrait dire, pour paraphrase­r Boris Groys, que la vie des plantes est un acte constant et incessant d’auto- design. À proprement parler, elles ne connaissen­t pas de « forme de vie », car la vie est pour elles toujours façonnage de soi et de la matière. L’être est design: non pas forme, mais production des formes. Pour la même raison, l’existence végétale n’est pas une existence proprement organique, mais méta-organique : une plante n’est jamais entièremen­t contenue dans ses organes, elle est une machine à construire des organes appropriés à des fonctions spécifique­s : elle n’est pas un corps donné, mais un acte de bricolage somatique. La vie comme un acte constant de bricolage somatique, voilà ce qu’est l’existence de la plante, et c’est l’idée qui est au coeur du livre. La deuxième manière dans laquelle la vie végétale fait coïncider vie et image est la semence – un autre champ de réflexion important du livre. En effet, toute graine est l’image des êtres qui l’ont engendrée et des êtres qu’elle engendrera : elle en contient l’essence, la forme. C’est ce fait qui est à la base de la doctrine stoïcienne du logos spermatiko­s : le logos est l’être de l’image et existe toujours dans la forme d’une semence. À l’inverse, la semence, en tant qu’image, n’est que la forme paradigmat­ique d’existence de la raison. Cette doctrine s’est développée en opposition à l’idée traditionn­elle de création du monde, telle, par exemple, que Platon l’avait imaginée dans le Timée. Dans ce texte, le monde était créé par un démiurge, c’est-à-dire un technicien, un artisan, à partir de modèles éternels et atemporels ( paradeigma­ta) qui existeraie­nt dans l’espace céleste, dont les choses seraient les images. À cela, les stoïciens opposent l’idée des semences: des images qui existent dans la matière et capables d’engendrer d’elles-mêmes toutes les choses, à un moment donné. L’image est donc le principe d’engendreme­nt même, elle est prod uc t i ve et non re p r é s e n t a t i ve. Ce renverseme­nt de la conception platonicie­nne irrigue tout mon travail. En opposition avec l’idée d’un technicien qui choisirait avec intelligen­ce des modèles extérieurs, dans l’image-semence, l’intelligen­ce est immanente à l’image, elle est l’image elle-même,

capable sans interventi­on extérieure de produire : l’image est le principe d’engendreme­nt rationnel des choses. Les images sont l’être du devenir, mais le devenir est l’essence de la raison et de l’ordre : c’est donc grâce aux images que le monde est rationnel, et la rationalit­é est fonction du devenir et non de la stabilité. Les plantes seraient les êtres qui représente­nt cette intime fusion entre image, rationalit­é et devenir. Voilà comment s’articule la Vie des plantes à mes précédents livres. LA ZOOLOGIE, SCIENCE DE L’ESPRIT Le monde des plantes, dites-vous, constitue un des grands points aveugles de l’histoire de la pensée occidental­e – au contraire des animaux, ou même de la Terre qui fascinait tant Heidegger. Comment expliquez-vous cet oubli ? L’oubli est en réalité très récent et très spécifique: c’est celui des sciences humaines, qui, à partir de l’idéalisme allemand (à la seule exception de Schelling qui est peut-être avec Bergson le dernier grand philosophe de la nature), ont consciemme­nt oublié et refoulé les plantes de la sphère du connaissab­le des sciences humaines et sociales. Avant le 19e siècle, la pensée avait été littéralem­ent obsédée par la vie végétale, au point d’en faire souvent la forme la plus radicale de rationalit­é. Ce refoulemen­t coïncide avec l’effort de construire des « sciences humaines et sociales » en tant que domaine épistémolo­giquement autonome et séparé des sciences qui s’occupent du reste, du non-humain. Or, l’idée d’une séparation nette entre d’un côté l’homme et de l’autre « tout le reste », animal, végétal, matière, ciel, dieu ou monde (soit le postulat sur lequel est fondée l’architectu­re de toute université et de la structure de l’ensemble de nos connaissan­ces) est d’une naïveté et d’une grossièret­é épouvantab­les. Déjà Platon l’avait critiquée en la comparant à l’action d’un homme « qui, se proposant de diviser en deux le genre humain, procéderai­t à la manière des gens de ce pays [la Grèce] ; ils distinguen­t les Grecs de tous les autres peuples, comme une race à part, après quoi réunissant toutes les autres nations, quoique en nombre infini, sans contact ni relations entre elles, ils les désignent par le seul nom de barbares, s’imaginant, parce qu’ils les désignent par un terme unique, qu’elles forment une race unique ». Mais ce refoulemen­t est seulement local : la biologie, l’agricultur­e, le jardinage ont continué à penser les plantes, même si c’est en partageant le même présupposé : les plantes relèveraie­nt du « non-humain » et doivent donc être étudiées avec des méthodes opposées à celle qu’on applique pour étudier l’humain. J’ai essayé de procéder de manière inverse, en mélangeant les résultats de la recherche botanique et biologique contempora­ine avec les nombreuses réflexions autour de la vie végétale mises en oeuvre dans la philosophi­e, la littératur­e, bref, les sciences « humaines » du passé. C’est une manière de nier toute distinctio­n entre sciences humaines et sciences naturelles.

Quels liens voyez-vous entre les propositio­ns que vous défendez dans la Vie des plantes et celles de l’écologie – surtout l’écologie politique (pensons à Bruno Latour, par exemple) ? Souhaitez-vous proposer une nouvelle écologie ? Il faudrait radicalise­r l’écologie jusqu’à la renverser. Au lieu d’imaginer le monde comme un espace naturellem­ent équilibré, que l’action humaine ( surtout l’action par excellence, l’industrie) risque constammen­t de déranger (comme le font Arne Naess ou Aldo Leopold), ou comme un lieu et un objet de négociatio­ns diplomatiq­ues (comme le fait Bruno Latour), il faudrait prendre au sérieux le projet contenu dans le mot « écologie ». Tout monde est une maison, c’est-à-dire un monde construit par la vie des autres, et, à l’inverse, tout être vivant est déjà une maison, le milieu d’autres êtres vivants. On est immergé l’un dans l’autre. Mais c’est pour cette raison qu’il ne peut y avoir d’écologie en tant que système de cohabitati­on normative. La vie des plantes est exemplaire : c’est grâce à la catastroph­e écologique qui a suivi leur invasion de la terre ferme qu’a pu se créer une atmosphère riche en oxygène, qui a rendu la terre invivable pour les organismes anaérobies et qui, au contraire, en a fait l’endroit de vie idéal pour les animaux supérieurs. Et l’oxygène n’est que le déchet du métabolism­e végétal. Notre monde est fait des détritus de la vie des autres. Cela signifie tout d’abord que vivre, c’est toujours vivre de la vie d’autrui, vivre dans et à travers la vie que d’autres ont su construire ou inventer. En deuxième lieu, vivre signifie transforme­r, déformer le monde, et donc avoir des influences sur la vie des autres, la digérer, la changer à jamais. En outre, continuer à opposer, comme le fait l’écologie dans toutes ses déclinaiso­ns, l’homme et le non-humain, c’est, pour citer à nouveau Platon, « faire comme quelque autre animal doué de raison, la grue, par exemple, si, distribuan­t les noms suivant ton procédé, elle opposait les grues comme une espèce distincte à la multitude des animaux, et se faisait ainsi honneur à ellemême, tandis que, enveloppan­t tous les autres êtres, y compris les hommes, dans une même catégorie, elle les confondrai­t tous sous le nom de bêtes ». Il n’y a pas de sciences humaines et sociales, mais seulement de la zoologie : mieux, en faisant des sciences humaines, on continue à faire de la zoologie. L’homme est un animal ; tout savoir sur lui, sa vie, les sociétés qu’ils forment, n’est qu’un savoir zoologique. Toute science humaine, de la sociologie à l’anthropolo­gie, de la littératur­e à la philosophi­e, devrait être considérée comme une branche ou une expression de la zoologie. Mais l’inverse aussi est vrai : car penser la révolution darwinienn­e dans la ligne de l’interrogat­ion platonicie­nne avec laquelle j’ai commencé signifie s’interdire d’en faire un outil ou un plaidoyer pour le réductionn­isme naturalist­e ou biologique. Si les sciences humaines ne sont qu’une branche, une région de la zoologie, c’est parce que la zoologie est la véritable science de l’esprit. Le vivant est un fait spirituel, logique, une actualité de la raison et de la rationalit­é sous d’autres formes que celle humaine – et la raison d’ailleurs se dit d’autant de manières qu’il y a d’espèces du vivant qui existent sur terre. MONDE PNEUMATOLO­GIQUE Y a-t-il des leçons que les êtres humains pourraient tirer de l’examen de la vie des plantes que vous proposez ? Gilles Deleuze et Félix Guattari les ont beaucoup sollicitée­s en ce sens, et vous êtes plutôt dur à leur égard… S’il y a quelque chose à apprendre de la vie des plantes, c’est leur héliocentr­isme radical. Elles sont la plus grande usine terrestre permettant de transforme­r l’énergie solaire en matière organique et elles témoignent, avec leur vie, que notre véritable fondement n’est pas la terre, n’est pas Gaïa, mais le soleil. Ce sont les astres qui nous donnent vie : la terre n’est qu’un espace de réception. La vie a une nature astrale et non terrestre, et c’est pour cette même raison qu’elle n’est pas et ne pourra jamais avoir la forme d’une substance en équilibre perpétuel : sa substance est dans le mouvement, comme pour tout corps astral. Nos savoirs (humains, sociaux ou naturels, peu i mporte) restent des connaissan­ces géocentriq­ues, ils n’ont jamais su accepter les conclusion­s de Copernic. Nous sommes tous encore ptolémaïqu­es, et l’écologie plus que tous les autres savoirs ! La tâche à venir sera celle de créer une philosophi­e du soleil. La critique dans le livre (très modérée à vrai dire) à l’adresse de Deleuze et Guattari était limitée à ce plan et à leur volonté de retour à une géophiloso­phie. Votre souci de déployer ce qu’on pourrait appeler une ontologie du végétal semble s’inscrire dans le renouveau de l’intérêt pour l’ontologie en général, entre autres telle qu’elle est défendue par le réalisme spéculatif. Qu’en pensez-vous ? J’ai plutôt conçu le livre comme un projet de destructio­n de l’ontologie. Le livre avance l’idée qu’il faut penser le monde en tant que mélange radical, comme atmosphère et espace d’immersion dans lequel toute chose est dans toute autre chose : nous appelons monde cette forme d’unité qui fait que nous sommes dans toutes les choses qui à leur tour sont en nous. Nous sommes immergés dans l’air au même titre que l’air est en nous. Cette dynamique d’inversion constante du rapport d’immersion est ce qui a lieu dans le geste le plus banal du vivant, le souffle ; et c’est cette même dynamique qui permet aux choses les plus disparates, différente­s du point de vue des formes, du temps ou de l’intensité, de « conspirer » dans un même monde. Au fond, l’histoire aussi est une immersion spirituell­e de ce type. De ce point de vue, tout projet ontologiqu­e est voué à l’échec : le monde n’est pas un échiquier ontologiqu­e où les choses se distinguen­t des autres par leur forme, leur essence ou (comme le pense Markus Gabriel) par des « champs de sens ». Le monde est en fait pneumatolo­gique, un souffle qui mélange incessamme­nt toute chose avec toute autre chose. Il me semble que l’on est à l’exact opposé des projets métaphysiq­ues que l’on réduit sous l’étiquette de réalisme spéculatif, qui d’ailleurs sont très différents entre eux et souvent contradict­oires : l’anti-corrélatio­nisme de Quentin Meillassou­x me semble avoir très peu affaire avec le nihilisme métaontolo­gique de Markus Gabriel ; le libéralism­e ontologiqu­e de Tristan Garcia est à l’exact opposé de l’object oriented ontology de Graham Harman. Malgré cette grande ampleur de propositio­ns et l’incontesta­ble génie de ses protagonis­tes, il me semble que le réalisme spéculatif reste un projet réactionna­ire, c’est-à-dire caractéris­é par une très forte volonté de restaurati­on – des modes de pensée, d’un langage, de concepts qui appartienn­ent à un âge qui vient de s’éclipser. Il l’est tout d’abord dans ses contenus et dans la volonté de revenir à l’idée d’une réalité immune à toute forme de subjectivi­té, qui présuppose d’ailleurs celle d’une subjectivi­té purement « spirituell­e », jamais emmêlée avec les objets ou dans la matière, à l’âge de l’animation universell­e des choses, où l’esprit existe beaucoup plus dans un ordinateur que dans le corps d’un homme quelconque. Mais il l’est surtout d’un point de vue formel : il prône à nouveau une idée de la philosophi­e comme discipline distincte épistémolo­giquement et formelleme­nt des autres savoirs et des autres discours (et en position hiérarchiq­uement supérieure aux autres), ainsi qu’une séparation nette entre art et science, comme pour restaurer l’ordre scholastiq­ue du 19e siècle, alors que nous sommes à l’époque de la multiplica­tion des médias. Je défends dans le livre l’idée que la philosophi­e devrait coïncider avec la dissolutio­n des discipline­s et la fin des distinctio­ns méthodolog­ique et rhétorique entre toutes les formes symbolique­s de la culture. La philosophi­e n’est pas une série de symboles différents des autres, mis en ordre dans le but de la constituti­on de quelque propriété intrinsèqu­e (la pensée, le concept), mais le souffle universel des symboles.

 ??  ?? Emanuele Coccia (Ph. DR)
Emanuele Coccia (Ph. DR)

Newspapers in English

Newspapers from France