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Kelly Reichardt certaines femmes. Emmanuel Burdeau

Sortie en salles le 22 février 2017

- Emmanuel Burdeau

Le dernier film de la cinéaste américaine Kelly Reichardt, Certaines Femmes, déroule successive­ment la vie de trois femmes sur un mode mineur, qui n’exclut ni le souffle, ni la dramaturgi­e. Une chronique sur l’Amérique d’aujourd’hui, avec ses ambitions, ses frustratio­ns, ses mensonges, son désir d’être.

Qu’ont en commun les trois histoires racontées à la suite par Kelly Reichardt dans Certaines Femmes ? Toutes les trois sont adaptées de nouvelles écrites par la jeune auteure Maile Meloy, dont des textes sont disponible­s en traduction française, mais pas ceux qui ont inspiré ici la cinéaste américaine (1). Les trois histoires se déroulent dans l’État du Montana, dans la petite ville de Livingston – ce fut même longtemps le titre. Les voyages d’Old Joy (2006), merveilleu­x film par lequel le public français découvrit Kelly Reichardt il y a dix ans, ou encore celui de la Dernière Piste (2010), western d’errance ne débouchant peut-être sur aucune terre d’opportunit­é, sont loin : Certaines Femmes est un film sédentaire. Les grands espaces demeurent alentour, on les aperçoit par-dessus les toits, mais les personnage­s n’y pénètrent pas, ou si peu. Trois parties. Une avocate – l’immense et lynchienne Laura Dern – est prise en otage par un client – c’est Jared Harris, l’émouvant Lane Pryce de Mad Men – qu’accablent des déboires à la fois conjugaux et profession­nels. Une bourgeoise – Michelle Williams, star et fidèle de Kelly Reichardt depuis Wendy & Lucy (2008) – et son mari veulent construire une maison en utilisant certaines pierres anciennes qui sauront apporter à celle-ci la précieuse touche d’authentici­té qu’ils recherchen­t. Enfin, une gardienne de chevaux – Lily Gladstone, vue dans le Jimmy P. (2013) d’Arnaud Desplechin – se prend d’amour pour une jeune femme – Kirsten Stewart – venue donner un cours du soir.

SOUFFLE ÉPIQUE

Certaines Femmes avance à bas bruit. Le sommet dramatique en est la promenade à cheval que font de nuit, ensemble, assises l’une derrière l’autre, les deux jeunes femmes dernièreme­nt évoquées. Dans un sourire à la fois complice et embarrassé, voire quelque peu incrédule,

un bref souffle épique emporte alors le film pour l’arracher au rythme régulier de la chronique. Les couleurs sont automnales, les cadres sont composés avec beaucoup de science, disant au plus exact les séparation­s et les divisions que les mots taisent ou euphémisen­t, mais rien n’arrive, ou presque. Les drames sont désamorcés, la prise d’otage s’achève dans le calme, la « rancher » et la prof ne joindront pas leurs deux destins, la bourgeoise restera avec ses ambitions et ses frustratio­ns, ses mensonges aussi : chacun, pour finir, retournera à ses habitudes et à sa solitude.

MODE MINEUR

Le point commun de ces trois histoires, auxquelles il arrive fugitiveme­nt de se croiser, se trouve dans ces pointillés, dans cette difficulté à « faire » durablemen­t histoire. Certes, celles-ci mettent en scène des femmes à la fois indépendan­tes et bousculées dans cette indépendan­ce, sans doute avec d’autant plus de brutalité que l’ensemble demeure feutré. Mais il y a plus. La trame commune aux trois parties de Certaines Femmes est le fait que dans chacune d’elles se rejoue, en mode mineur mais têtu, quelque chose de l’Amérique originelle. Une prise d’otage dans une sorte de camp retranché, avec la carabine à la main et les forces de l’ordre qui guettent au dehors, comme dans tellement de westerns. Une famille qui campe dans les bois, puis une maison qu’on voudrait construire au milieu du paysage et avec les bons matériaux, comme si le temps des pionniers n’était pas clos, et comme si la sénilité de l’homme à qui on veut acheter les pierres n’avertissai­t pas assez de l’absurdité de l’entreprise. Enfin, un commenceme­nt timide de romance cherchant à inscrire sa promesse et son désir dans le paysage et dans la distance, les kilomètres parcourus à cheval puis en voiture.

LE VOYAGE, TOUJOURS

Le voyage demeure donc toujours. Sinon le voyage, son idée, et avec elle celle d’un retour à ou d’une retrouvail­le avec l’origine. Idée d’une terre ou d’un coeur à conquérir, souvenir ou reviviscen­ce d’une Amérique n’ayant pas fini de venir au monde, ou capable de réitérer cette venue ad libitum, ainsi que l’indique le très beau premier plan dans lequel l’arrivée d’un train dessine lentement une diagonale dans le cadre, écho évident au premier film de l’histoire du cinéma. En 2006, Old Joy se déroulait dans l’Oregon et montrait deux amis – Daniel London et Will Oldham – se retrouvant après de longues années de séparation. Ils avaient été proches dans leur jeunesse puis s’étaient perdus de vue. L’un décidait alors d’emmener l’autre dans la forêt, à la recherche de plaisirs depuis longtemps évanouis et, peut-être aussi, d’une source mystérieus­e. Le spectateur redoutait – ou espérait – qu’un drame survienne, meurtre rituel ou surgisseme­nt d’horreur, mais l’ensemble finissait par se résorber avec beaucoup de délicatess­e parmi les arbres, le bruit de l’eau s’écoulant et la mousse douce au toucher. Avec ce road movie dans lequel le paysage à la fois appelait le drame et venait en diluer la possibilit­é au point, presque, de faire oublier qu’il eût pu survenir, Kelly Reichardt avait trouvé sa manière : post-pionnière, comme un peu de vacance antonionie­nne transporté­e dans les dimensions gigantesqu­es des États du Nord-Ouest américain. Cette manière, la ci- néaste l ’avait trouvée presque quinze ans plus tôt avec River of Grass (1994), mais, entre-temps, plusieurs projets avaient dû être abandonnés, et ce superbe premier film restait toujours invisible, en tout cas au public français. Wendy & Lucy et la Dernière Piste, déjà cités, sur un même canevas de périple inabouti ou trouvant son aboutissem­ent ailleurs que dans l’arrivée à destinatio­n, prendront la suite, ainsi que Night Moves (2013, Grand Prix du festival américain de Deauville), où c’est le désir insurrecti­onnel de quelques activistes écologique­s qui trouvait à la fois à s’exprimer et à échouer dans le paysage – en l’occurrence un immense barrage dont l’explosion n’aurait pas les conséquenc­es escomptées sur la prise de conscience des citoyens américains. Certaines Femmes sort aujourd’hui dans quelques salles françaises avec retard, et non sans difficulté­s : la société qui le distribue, LFR Films, a, dit-on, expresséme­nt été créée pour cela. Si l’informatio­n est exacte, il faut saluer le courage et

« Certaines femmes ». 2017 Avec Michelle Williams.“Certain Women”

l’engagement de ses créateurs. Le nom de Kelly Reichardt, longtemps habituée des grands festivals – Cannes, Venise –, semble s’être démonétisé ces dernières années. C’est dommage, parce qu’elle reste une des grandes cinéastes américaine­s de ce temps ; on hésite à dire qu’elle appartient audit « cinéma indépendan­t américain », tant l’appellatio­n charrie avec elle l’idée d’une sorte de laisser-aller dont ce cinéma volontiers austère et imprégné d’art en est l’opposé. Sans être le meilleur film de Reichardt, Certaines Femmes prolonge et reformule sa question de toujours dans une dramaturgi­e et un cadre neufs : de quels déplacemen­ts, de quels transports physiques et affectifs l ’Amérique d’aujourd’hui est-elle encore capable ? Ou plutôt, comment le fantasme de ces transports continue-t-il à structurer les intelligen­ces et les désirs d’êtres, notamment de femmes, de plus en plus sourdement assignés à résidence ?

(1) Livres traduits en français : Pieux Men

songes (L’Olivier, 2006), l’Apothicair­e (Bayard jeunesse, 2015). American director Kelly Reichardt’s latest movie, Certain Women, is an ensemble film that successive­ly narrates a short period of time in the lives of three women. Although the narrative unfolds in a minor key, it does not lack for drama and awesome moments. It is an account of America today, with people’s ambitions, frustratio­ns, lies and rage to be fully alive.

What do the three stories Kelly Reichardt successive­ly recounts in Certain Women have in common? All three were adapted from short stories by the young writer Maile Meloy.(1) All take place in Livingston, Montana, a small town whose name was, for a long time, the film’s working title. Unlike Old Joy (2006), the terrific film that first introduced French audiences to Reichardt a decade ago, and Meek’s Cutoff (2010), a Western about a wandering wagon train not necessaril­y bound for some land of opportunit­y, Certain Women is a relatively sedentary film. The wide- open spaces can still be glimpsed over the rooftops and in the background, but the characters seldom leave town. There are three parts. In the first, a lawyer played by the hugely talented (David Lynch favorite) Laura Dern is taken hostage by a client (Jared Harris, the moving Lane Pryce in Mad Men), who unspools his troubles with his employer and his wife. In the second, a couple (the wife played by Michelle Williams, a regular in Reichardt’s movies since the 2008 Wendy & Lucy) want to buy vintage sandstone to bring a touch of authentici­ty to the house they are building. In the third, a horse ranch hand (Lily Gladstone, who debuted in Arnaud Desplechin’s 2013 Jimmy P.) falls in love with a young woman (Kirsten Stewart) who gives nightschoo­l law courses.

A BREATHTAKI­NG MOMENT

Certain Women unfolds quietly. Its dramatic highpoint is the nighttime horseback ride taken by the two young women, one sitting behind the other. They exchange embarrasse­d, slightly incredulou­s smiles as they seem to bond in a brief, breathtaki­ng episode that snatches the film out of its steady narrative rhythm. The palette is autumnal and the shots are very precisely and deliberate­ly framed, speaking far more about division and separation than the dialogue, comprised of silences and euphemisms. Almost nothing happens. The crises are resolved. The hostage situation ends without violence. The ranch hand and the law teacher go their separate ways. The wife is left with her ambitions and frustratio­ns, and her lies. At the end of the movie each goes back to her old life and loneliness.

A MINOR MODE

The throughlin­e in these three briefly overlappin­g stories is expressed in their ellipses. It’s hard for people to change their lives. The film is about women who are both independen­t and challenged in that independen­ce all the more brutally, no doubt, for the film’s overall muted tone. But there’s more. The common t hread connecting the three parts is that each restages, in a minor but insistent mode, key elements of America’s origin story. A hostagetak­ing in a kind of fortified camp, the character holding a rifle in his

hand, surrounded as the law waits outside to pounce on him, as in so many Westerns. A family camping out in the woods, and the home they hope to build in the middle of this Western landscape with oldfashion­ed materials, as if the time of the pioneers were not long gone, and as if the senility of the man they are trying to buy the sandstone from did not signal the absurdity of the whole enterprise. Finally, the timid budding of a romance whose promise and desire are inscribed in that landscape and its vast distances as the two young women travel on horseback and then by car.

ALWAYS MOVING ON

So America is still a country on the road. If not actually traveling, the idea of a journey, with all that implies about going back to where we came f rom. A l and t o be conquered, or a heart, a memory, or flashback to when America had not finished being born, or when it was a country that could repeat this birth again and again. This is conveyed in the beautiful opening shot where an arriving train slowly sketches a diagonal across the frame, an obvious echo of history’s very first film. The 2006 film Old Joy took place in the Oregon woods where two friends, Daniel London and Will Oldham, get together after many years. They had been close in their youth, and then lost touch with one another. One decides to take the other camping, in search of long-vanished pleasures, and also, perhaps, a mysterious spring. Viewers suspect— or hope— that something dramatic will happen, a ritual murder or pop-up horror, but in the end the story is subtly reabsorbed by the trees, the gurgling of a brook and moss soft to the touch. Reichardt found her way with this road movie where the forest both convokes a drama and dilutes its possibilit­y to the point that we almost forget that one could occur, a post-pioneer style like the sense of vacancy in Antonioni transposed into the gigantic dimensions of the Pacific Northwest. Actually, Reichardt first lit on this mode almost fifteen years before that with River of Grass (1994), but in between many projects had to be abandoned. That superb first film remains inacces- sible, at least in France. In between she made the above-cited Wendy & Lucy and River of Grass, also about uncomplete­d journeys or journeys that conclude with something other than an arrival at their intended destinatio­n. In Night Moves (2013, grand prize winner at the Deauville American Film Festival), where the insurrecti­onal aspiration­s of three environmen­tal activists are both expressed and disastrous­ly crushed by the landscape, in this case an immense dam whose destructio­n does not have the planned consequenc­es in terms of the impact on their countrymen’s consciousn­ess. Certain Women is opening in a few French theaters later than initially planned and not without difficulty. The distributi­on company LFR Films is said to have been created expressly for that purpose. If that’s true, the courage and commitment of its creators should be celebrated. Although Reichardt has long been a presence at Cannes, Venice and other major film festivals, her name seems to have been demonetize­d in the last few years. That’s a shame, because she remains one of the greatest American filmmakers of our time. I would hesitate to call her part of what was called American independen­t cinema because of the slackness that term conveys, which is the opposite of her austere and artful movies. Indubitabl­y Reichardt’s best film to date, Certain Women revisits and reformulat­es, in a fresh dramatic framework, the question of what journeys, what transports in the physical and affective senses of the term, is today’s United States capable of? Or, better, perhaps, how does the fantasy of such ecstatic travels continue to structure the thinking and desires of people today, especially women, who are increasing­ly put under a kind of unspoken house arrest?

(1) Meloy’s books translated intp French— Pieux Mensonges (L’Olivier, 2006) and L’Apothicair­e (Bayard jeunesse, 2015)—do not include the stories that inspired this film.

« Certaines femmes ». 2017. Avec / with Kristen Stewart et Laura Dern. “Certain Women”

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