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Jean-Noël Orengo écriture dronique ; Xabi Molia un singulier jeu de mémoire

- Véronique Bergen

Après l’éclatant la Fleur du capital, odyssée dans la Thaïlande des plaisirs tarifés et des quêtes existentie­lles, l’Opium du ciel délivre une fable rétro-futuriste narrée par un drone doté de conscience, de sensibilit­é et de parole. Affine au prisme omniscient de son techno-narrateur, la constructi­on du roman suit les mouvements d’une radiograph­ie sombre de notre présent et d’un futur échancré par l’apocalypse. Au fil d’une écriture qui tient du mandala et du dronique, Jean-Noël Orengo descend dans les capteurs d’un drone bifide, à la double origine, civile et militaire, nommé Jérusalem. Jouet dans les mains d’une jeune fille S qui partira en Syrie rejoindre les rangs de Daesh, tueur au service de l’armée américaine, observateu­r-contemplat­eur des guerres menées au nom du monothéism­e… les avatars du drone s’inscrivent dans une vaste méditation sur la technicisa­tion du vivant, les conflits meurtriers déclenchés par les adeptes d’un Dieu unique, colérique et jaloux, ou la sagesse joyeuse des polythéism­es. En dépit de certains clichés dans la mise en fiction d’un règne primordial des déesses et d’un manichéism­e un peu facile entre un passé irénique refoulé où Dieu était une femme et un présent dominé par un patriarcat destructeu­r, Orengo lance un récit ambitieux à la hauteur de l’ère de la dévastatio­n, celle que les Hindous nomment le Kali Yuga avant l’entame d’un nouveau cycle. Les tribulatio­ns d’un aéronef enregistra­nt la vie du 21e siècle, la propagatio­n de la désagrégat­ion permettent à l’auteur de questionne­r la mémoire, l’intelligen­ce artificiel­le, le transhuman­isme, la prophétie de Lovercraft, visionnair­e d’un Necronomic­on-Daesh. Ce qui frappe le lecteur, c’est un régime d’écriture ayant abandonné la gravitatio­n pour des loopings mystiques, un travail sur la langue en phase avec la descriptio­n de l’après-homme. L’Opium du ciel distille l’air glacial et survolté d’une Terre ayant déjà basculé dans son après. Ce drone hyperconsc­ient tient de Gulliver. Séparé des humains, des anges, des animaux par sa nature biomécaniq­ue, il scanne la grande mutation occultée, le refoulemen­t des déesses, d’Ashérah par un Dieu phallocent­rique, belliqueux, l’exterminat­ion de l’homme par l’homme, de la planète par l’homo sapiens. Le point de vue adopté est celui d’une entité hétérogène bien que connectée à ce qui se passe sur la planète, détachée de l’ego. « Où je vais tout se délite, où j’avance tout recule, moi avec tout, et tout avec moi, que l’on fasse, ne fasse pas, c’est fait, on est fait, c’est le cycle. » Orengo écrit à distance, sous l’effet connexe d’un microscope et d’un télescope, réverbéran­t les zones où l’humain s’est approché de la dés/trans-humanité. On croise Jacques Bergier, Louis Pauwels, Philippe Sollers, des déesses bâillonnée­s, une mondialisa­tion mortifère, un califat tentaculai­re, des nuits d’amour, les derniers hippies dans des villes indiennes où les « algorithme­s sans dieu des systèmes bancaires » ont pulvérisé les extases du mysticisme et du pavot. La fiction culmine dans les tableaux hallucinés d’une mort programmée, de convulsion­s géologique­s où périt la majorité des organismes. Une apocalypse ontologiqu­e et textuelle que l’auteur réinscrit dans la roue de la vie, éternel cycle de création et de destructio­n.

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