Jean-Noël Orengo écriture dronique ; Xabi Molia un singulier jeu de mémoire
Après l’éclatant la Fleur du capital, odyssée dans la Thaïlande des plaisirs tarifés et des quêtes existentielles, l’Opium du ciel délivre une fable rétro-futuriste narrée par un drone doté de conscience, de sensibilité et de parole. Affine au prisme omniscient de son techno-narrateur, la construction du roman suit les mouvements d’une radiographie sombre de notre présent et d’un futur échancré par l’apocalypse. Au fil d’une écriture qui tient du mandala et du dronique, Jean-Noël Orengo descend dans les capteurs d’un drone bifide, à la double origine, civile et militaire, nommé Jérusalem. Jouet dans les mains d’une jeune fille S qui partira en Syrie rejoindre les rangs de Daesh, tueur au service de l’armée américaine, observateur-contemplateur des guerres menées au nom du monothéisme… les avatars du drone s’inscrivent dans une vaste méditation sur la technicisation du vivant, les conflits meurtriers déclenchés par les adeptes d’un Dieu unique, colérique et jaloux, ou la sagesse joyeuse des polythéismes. En dépit de certains clichés dans la mise en fiction d’un règne primordial des déesses et d’un manichéisme un peu facile entre un passé irénique refoulé où Dieu était une femme et un présent dominé par un patriarcat destructeur, Orengo lance un récit ambitieux à la hauteur de l’ère de la dévastation, celle que les Hindous nomment le Kali Yuga avant l’entame d’un nouveau cycle. Les tribulations d’un aéronef enregistrant la vie du 21e siècle, la propagation de la désagrégation permettent à l’auteur de questionner la mémoire, l’intelligence artificielle, le transhumanisme, la prophétie de Lovercraft, visionnaire d’un Necronomicon-Daesh. Ce qui frappe le lecteur, c’est un régime d’écriture ayant abandonné la gravitation pour des loopings mystiques, un travail sur la langue en phase avec la description de l’après-homme. L’Opium du ciel distille l’air glacial et survolté d’une Terre ayant déjà basculé dans son après. Ce drone hyperconscient tient de Gulliver. Séparé des humains, des anges, des animaux par sa nature biomécanique, il scanne la grande mutation occultée, le refoulement des déesses, d’Ashérah par un Dieu phallocentrique, belliqueux, l’extermination de l’homme par l’homme, de la planète par l’homo sapiens. Le point de vue adopté est celui d’une entité hétérogène bien que connectée à ce qui se passe sur la planète, détachée de l’ego. « Où je vais tout se délite, où j’avance tout recule, moi avec tout, et tout avec moi, que l’on fasse, ne fasse pas, c’est fait, on est fait, c’est le cycle. » Orengo écrit à distance, sous l’effet connexe d’un microscope et d’un télescope, réverbérant les zones où l’humain s’est approché de la dés/trans-humanité. On croise Jacques Bergier, Louis Pauwels, Philippe Sollers, des déesses bâillonnées, une mondialisation mortifère, un califat tentaculaire, des nuits d’amour, les derniers hippies dans des villes indiennes où les « algorithmes sans dieu des systèmes bancaires » ont pulvérisé les extases du mysticisme et du pavot. La fiction culmine dans les tableaux hallucinés d’une mort programmée, de convulsions géologiques où périt la majorité des organismes. Une apocalypse ontologique et textuelle que l’auteur réinscrit dans la roue de la vie, éternel cycle de création et de destruction.