Toute la littérature est assaut contre la frontière
Les frontières, qu’elles soient géographiques, mentales, sexuelles ou sociales, sont au coeur de trois romans anglophones récents de Michael Collins, Tim Murphy et MarkWinkler.
Le mot frontière est devenu une obsession, une tache qui se propage. Au nom de la protection des nations, les discours les plus délirants sont admis et commentés chaque jour par les responsables publics. À l’égard des frontières et de leurs implications politiques, la parole est telle que le temps d’enregistrement est insuffisant face à la vitesse du flux. Que faire devant le déluge de peurs et d’injures raciales, d’exhortations islamophobes et antisémites ? Comment barrer la route du racisme bon teint de citoyens désespérés, prêts à se jeter dans la gueule du premier loup venu ? Par quel bout prendre cette volonté de repli et son idéologie protectionniste qui gagne du terrain ? Pour s’opposer à la course main dans la main des fantasmes et des contrevérités, la démocratie fragilisée peut-elle peser un quelconque poids ? La littérature comme espace de liberté ? Oui, l’art et l’imaginaire ont un sens. Ils sauvent ce qui existe, inventent ce qui n’est pas et permettent d’éviter le gouffre observé par Dante lorsqu’il écrit dans la Divine Comédie: « Les endroits les plus sombres de l’enfer sont réservés aux indécis qui restent neutres en temps de crise morale. » La panique en Europe suite à l’arrivée massive de ceux qualifiés de « migrants » démontre que l’acceptation de l’étranger relève encore et toujours de la description d’un combat. Au moment où le nouveau président américain veut ériger un mur à la frontière avec le Mexique, défiant les Européens en applaudissant le Brexit et niant totalement la nécessaire transition énergétique de l’Amérique, à l’heure où le président russe égratigne le lien transatlantique après avoir annexé la Crimée contre la communauté internationale, on voit qu’il y a un léger problème quant au respect des constitutions des États, une légère tendance à l’exacerbation de la pureté du sang et de la fierté des origines. Le monde dans lequel les frontières peuvent être franchies librement est-il en train de devenir une illusion marketing pour agences de voyages et compagnies low-cost ? La question se pose. Mais quelle question au juste ? Celle de la globalisation ? De la guerre ? Du nationalisme ? De l’économie ? De la richesse et de la pauvreté ? Si l’on refuse d’être neutre en temps de crise morale et si l’on se détache de l’enfer des slogans qui saturent nos têtes et nous enfoncent sous terre, on s’aperçoit que l’histoire des frontières est la preuve même de la mobilité, de l’ouverture et de la discontinuité, autant de termes sans rapport avec le sirop pseudo-fraternel d’un universalisme sans enjeux. Concernant l’histoire de la frontière américaine, les faits sont têtus. N’ayant eu de cesse de bouger entre les 17e et 19e siècles, au gré d’avancées et de retours en arrière, selon l’implantation des premiers colons jusqu’à la guerre de Sécession, la frontière disparaît officiellement en 1890. Un siècle plus tard et des poussières, comment les écrivains procèdent-ils avec la cartographie des États-Unis ? Comment mettent-ils en scène l’étendue du pays ? Le territoire est-il palpable dans leurs fictions ? Quel est le statut des Grandes Plaines en regard des villes ? La vie extérieure rejoint-elle la vie intérieure ? VIDE DE L’HUMANITÉ Loin du patriotisme putride, il se trouve que l’un des meilleurs auteurs américains actuels est né en Irlande. Il se nomme Michael Collins, il est l’auteur de six livres traduits en français, dont la Filière émeraude et les Profanateurs, explorations magnifiques d’une Amérique cachée. À chaque roman, on reconnaît son univers grâce à la nouvelle variation qu’il dispose. Le monde de Collins est celui du Midwest, des lacs, du Michigan, du passé qui s’insinue dans le présent, des motels bizarres et des crimes en cours d’élucidation,
Michael Collins Des souvenirs américains Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet Christian Bourgois, 336 p., 22 euros
Tim Murphy L’Immeuble Christodora Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Schmidt Plon, « Feux croisés », 570 p., 21,90 euros
Mark Winkler Je m’appelle Nathan Lucius Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Céline Schwaller Métailié, 240 p., 20 euros
de la course à pied et de l’empathie pour les caractères mis en scène. Dans son dernier roman Des souvenirs américains ( The Death of all Things Seen est le titre original, particulièrement beau et spécialement difficile à traduire), on suit l’Amérique des âmes perdues, des déclassés de la crise de 2008 et des zones décimées qu’implique l’enfer d’une crise morale. On découvre les secrets de deux familles et le destin de deux hommes en particulier, Norman Price à Chicago et Nate Feldman au Canada. Au-delà des frontières, des langues et des secrets, Collins procède à une plongée dans le vide de l ’humanité, asphyxiée par une consommation frénétique, des haines cuites et recuites entre parents et enfants, sans oublier les joies du développement personnel aux mains de gourous jamais en reste. De nombreuses pages mériteraient d’être évoquées, notamment celles où les rivières et les forêts prennent forme sous l’oeil du lecteur, mais laissons une dernière fois la parole à Helen Price, la mère de Norman, au milieu d’une réflexion lumineuse avant qu’elle se suicide : « Elle songea que, si elle devait expliquer le processus de la prise de mémos dans le milieu des affaires, s’il y avait quelque chose à transmettre à la nouvelle génération, il faudrait sans aucun doute faire allusion à cette conscience de l’espace, ce mouvement fluide dans le temps, cet assemblage de pensées relevées ici et là dans la pierre angulaire des choses physiques et de l’espace. Oui, c’était ça, le sentiment d’être présent physiquement dans le temps. » À la façon d’un prolongement inattendu, l’espace et la présence physique dans le temps sont au centre de l’Immeuble Christodora, le premier roman de Tim Murphy. Autre sphère arpentée, autre panorama traversant la côte Est et la ville de New York, tel un long focus qui commencerait en 2001 pour atteindre
2021, en passant par les années 1980. Quand on entre dans ce roman foisonnant et parfaitement construit, on a l’impression de revoir les premières images de Rosemary’s Baby. Après le travelling sur le Dakota Building, cet impressionnant bâtiment que Roman Polanski rebaptise maison Bramford et scrute d’une manière « satanique » pour annoncer la possession de Rosemary Woodhouse, Tim Murphy aborde dans son livre un autre building, situé à Greenwich Village cette fois-ci, au pied duTompkins Square Park. En quelques lignes, le décor est planté : « Le Christodora proposait des chambres très hautes de plafond, avec des baies vitrées dominant l’enfer urbain de ce quartier de drogue et donnant sur l’opulence de Manhattan. » Alors que le quartier était le repaire des sans-abri, des camés et des paumés en tous genres, cocktail explosif produisant les émeutes estivales de 1988 avec la police, c’est désormais une vitrine tout à fait différente qui s’épanouit dans cette partie de New York. Une communauté nouvelle dont Murphy dresse le portrait. Voici Milly et Jared, un jeune couple arty avec leur fils adoptif Mateo ; voici Hector, un Portoricain homosexuel, junkie et militant LGBT, qui ne s’est pas remis de la disparition de son compagnon, mort du sida. ROMAN DU RÉEL Pour ceux qui ne le sauraient pas, LGBT signifie Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Trans. Précision de taille dans un monde discriminatoire, au moment où le président américain (encore lui) vient de supprimer du site internet de la Maison Blanche les pages et toutes les mentions concernant les LGBT. Suppression littérale et confirmation que le pire annoncé au cours de la campagne présidentielle sera bel et bien mis en oeuvre pendant quatre ans. De ce point de vue des moeurs, l’Immeuble Christodora est une odyssée sur la frontière sexuelle qui sépare les individus et une autopsie glaçante de la bourgeoisie blanche. Roman des effets secondaires et autres dégâts collatéraux. Roman de la mutation des corps incapables d’entrer en contact les uns avec les autres. Roman du réel avec pour icône météorique le jeune hipster Mateo : « Aucune drogue ne pourra jamais lui procurer un effet si fort et si fulgurant que NewYork City, sur laquelle le premier regard qu’il porte, en l’avalant tout entière depuis le ciel, le submerge d’ondes vertigineuses où se mêlent l’euphorie, la nostalgie et l’affolement. Et contrairement à une drogue, c’est réel, tout est réel. » La drogue, le réel et l’obsession des frontières à chaque point cardinal de la planète. Frontières terrestres, délimitations psychiques, séparation du corps et de la société. Pour comprendre à quoi peuvent ressembler l’imagination et la vie affective d’un homme d’aujourd’hui, quittons les États-Unis et prenons la direction du Cap en Afrique du Sud. Observons patiemment la succession des jours d’une silhouette ordinaire. Le livre en question porte un titre cinglant : Wasted. En français, Je m’appelle Nathan Lucius. Avec ce « roman en 67265 mots », voici l’apparition d’un texte perturbant de l’écrivain sud-africain MarkWinkler. Ainsi, Nathan est un type banal qui travaille pour la régie publicitaire d’un journal sans grand intérêt, qui boit des coups après le boulot sans avoir vraiment d’amis, si ce n’est Madge, une antiquaire dont on apprend qu’elle est atteinte d’un cancer et qui demande l’aide de Nathan pour passer de l’autre côté de la rampe et ne plus souffrir inutilement. Au milieu d’un tableau apparemment uniforme dans le désastre, Mark Winkler ajoute une pincée d’étrangeté. En effet, Nathan Lucius a une lubie pour les photos. Voi l à comment i l procède avec elles : « J’achète des vieilles photos de gens que je ne connais pas. Je leur donne des noms et je les dispose en arbre généalogique sur mon mur. Comme ça je peux avoir une nouvelle famille quand je veux. » Au moins, pour un gars ordinaire, il est un peu bizarre, sans compter qu’il dort la lumière allumée et que personne n’entre jamais chez lui… Derrière son masque impassible, Nathan incarne le rôle du témoin, du passeur entre la vie et la mort, entre la folie et l’enfermement, à mi-chemin de la répétition des jours et de l’envie d’aller voir ailleurs. D’aller courir d’autres lièvres. Au sens propre, comme le coureur des bois Nate Feldman dans le roman de Michael Collins, Nathan Lucius est un adepte du footing, activité qui lui fait du bien et qu’il pratique même par temps de pluie. De la course à pied comme moyen d’expression, comme survie, encore que Nathan, exempt d’angoisses inutiles, soit porté par un esprit relativement serein : « Je suis heureux de faire partie des sept milliards. Des sept milliards en vie. Des petits. De ceux dont tu ne te rappelles pas le nom ou dont tu ne le sauras jamais. Ceux qui traversent la vie puis se contentent vaguement de se dissoudre à la fin de celle-ci. » Logique imparable du wasted, de ce qui est gâché, gaspillé, perdu ? Ou plutôt : ce qui arrive aux indécis restés neutres en temps de crise morale. Qu’elles soient forcées, surveillées, détournées, renforcées, défendues ou bafouées, les frontières sont en permanence sollicitées. Paradoxalement, le statut d’une frontière, c’est qu’elle n’a rien demandé. Elle est le résultat d’une décision qui lui échappe. Mais en son nom, les hommes organisent le crime. Pourtant, le 16 janvier 1922, « hors du rang des assassins » et à l’issue d’une crise qu’il considère comme un effondrement, Franz Kafka note dans son Journal: « Toute littérature est assaut contre la frontière. »