Le feuilleton de Jacques Henric André Malraux
Il est de bon ton, chez les intellectuels de gauche français, de prendre Malraux de haut, de le chipoter sur ses engagements dans la guerre d’Espagne et dans la Résistance, de prendre prétexte de son gaullisme et de ses fonctions ministérielles pour jeter un oeil condescendant sur son oeuvre. Précisons que les objections critiques qui ont été formulées plus particulièrement sur ses écrits sur l’art ne relèvent pas toutes de la mauvaise foi, d’un esprit de ressentiment ou de partis pris politiques. Je pense notamment à l’essai que Georges Didi-Huberman a consacré au désormais célébrissime album photographique du Musée imaginaire (1). Partant du constat que ce qui constitue un vaste continent de l’oeuvre de Malraux a été trop peu interrogé, la démarche théorique et historique de Didi-Huberman a été de mettre en parallèle les écrits de Malraux et ceux de Carl Einstein, Walter Benjamin, Aby Warburg, Georges Bataille, en marquant ce qui les différencie et les oppose. On pourrait résumer ainsi le sens de son projet, pour lequel ont aussi été convoqués les montages d’Eisenstein et le film d’Alain Resnais et Chris Marker, les Statues meurent aussi : « Malraux vise l’unité de l’art dans ses albums, tandis que Warburg cherche plutôt à comprendre, dans son atlas, la dissémination des images, ou leurs “migrations”. » Pour dire les choses autrement, plus grossièrement : ce serait deux conceptions de l’art qui s’exprimeraient, philosophiquement et politiquement, l’une idéaliste chez l’auteur de la Métamorphose des dieux, l’autre à situer dans une perspective matérialiste chez Warburg et Benjamin.
LES CATACLYSMES DE L’HISTOIRE
Si, dans les Voix du silence et le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, l a confrontation des images, faisant dialoguer par-delà les frontières oeuvres et cultures (une Tête de Picasso et une Fécondité sumérienne ; le sourire de l’ange de la cathédrale de Reims et celui d’un Bouddha), impose à l’évidence que Malraux était doué d’une mémoire visuelle impressionnante, on ne peut qu’être rebuté, comme l’est Georges Didi-Huberman, par le commentaire qui les accompagne, par les envolées lyriques de Malraux, son emphase, et surtout le vide conceptuel de ces grandes notions abstraites : l’intemporel, l’irréel, le surnaturel, l’insondable, l’insaisissable, l’absolu, l’éternité… Une question, néanmoins, reste posée, fondamentale. Lequel, des différents modes d’approche critique de l’art – d’un côté, ceux d’historiens, de théoriciens, d’iconologues, d’esthéticiens, de philosophes, et de l’autre, de cinéastes, d’artistes, d’écrivains –, est le plus apte à approcher au plus près le coeur d’une oeuvre, à donner à voir, à sentir les palpitations de sa chair vive ? Lequel est le plus propre à instaurer une relation d’empathie et d’intimité avec elle, à débusquer les désirs et nous guider dans la turbulence des passions qu’elle suscite, à nous rendre sensibles aux cataclysmes de l’histoire, à en ordonner le chaos ? En un mot, quel écrit attaché à rendre compte de la beauté, de la puissance d’un tableau, d’une sculpture, est le plus apte à nous émouvoir, à nous bouleverser, à retrouver au tréfonds de nous-mêmes les images dont nous sommes faits ? Le devronsnous au commentateur qui garde une distance avec l’oeuvre, n’y investit rien de lui-même ? Ou à celui dont le regard n’oublie pas de se porter sur son musée intérieur, fait des événements de sa vie, de ses peurs, angoisses, joies ou amours ? Il se trouve que ces questions sont précisément celles que j’ai trouvé formulées dans l’Enfant aux cerises de l’écrivain Jean-Louis Baudry (voir ma précédente chronique). Dans la préface à son livre De la boxe, Joyce Carol Oates annonce la couleur de son essai : « Aucun autre sujet n’est pour l’écrivain, aussi intensément personnel que la boxe. Écrire sur la boxe, c’est écrire sur soimême. » Et écrire sur la peinture ? C’est bien parce qu’ils ont écrit sur eux-mêmes que Huysmans, Proust, Artaud, Bataille, Malraux, Claudel, Aragon, Leiris, Genet… ont écrit les textes les plus profonds, sur Grünewald, les impressionnistes, Van Gogh, Manet, Goya, Watteau, Matisse, Picasso, Giacometti…
LA MORT, AVEC MAJUSCULE OU SANS?
Dans ce volume de la Pléiade où est repris la Condition humaine, on peut lire un texte de Malraux datant de 1935, le Sens de la mort, dont le dernier paragraphe commence ainsi : « De combien de livres peut-on dire qu’ils furent indispensables à celui qui les écrivit ? Le plus grand art est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience, de permettre aux hommes de posséder leur destin […]. » S’il est un livre de Malraux dont on peut être assuré qu’il lui fut indispensable de l’écrire, c’est bien Lazare, livre dont il pensait qu’il pourrait être sa dernière oeuvre. À la suite d’une syncope, l’écrivain est hospitalisé d’urgence. Au cours de son transport en ambulance vers la Salpêtrière, il entend le « chuchotement de la mort ». La Mort, avec majuscule, il avait souvent médité sur elle, car des morts, sans majuscule, il en avait tant vu au cours de son existence (les guerres mondiales, l’Espagne, la Résistance, et la mort accidentelle de proches, femme et fils). Mais soudain, dans cet hôpital, lui reviennent les mots d’un des personnages de son roman la Voie royale : « Il n’y a pas la mort, il y a moi – moi qui vais mourir. » Et il y a les plaintes, les cris des malades agonisants dans la chambre voisine et les souvenirs qui affluent : les terribles images de combats, les gazés russes lors de l’attaque allemande sur la Vistule, Barcelone bombardée par l’aviation franquiste, les cadavres, l’apparition d’un chat noir quand il franchit clandestinement la ligne de démarcation, la figure de son père avant son suicide, celle de son ami Drieu, de l’adolescente en armure qui commémore Jeanne d’Arc à Orléans, des scènes de la Passion du Christ, des souvenirs de lectures, de tableaux… Si Saturne, le destin, l’art et Goya, cette méditation sur « l’art solitaire et désespéré » de Goya, est un grand livre, c’est que Malraux a repris le chaos du monde, l’a confronté à son propre chaos pour transformer celuici en ce que, faute de mieux, on appelle le destin. Son destin, qu’il a su lire et nous donner à lire via la main, tantôt « tremblante » tantôt « souveraine », du peintre des Désastres et de la Maison du sourd.
(1) Georges Didi-Huberman, l’Album de l’art à l’époque du « Musée imaginaire » ,
Hazan, 2013.