La photographie Étienne Hatt
Ce n’est qu’une coïncidence, mais elle est frappante. En 2009, au tournant des 60 ans, Arnaud Claass et Stéphane Duroy ont tous les deux rompu avec plusieurs décennies d’une pratique de la photographie fondée sur des images se suffisant à elles-mêmes, classiquement présentées au mur ou réunies dans des livres, au profit de démarches ayant le montage en commun. L’année dernière, à la galerie Michèle Chomette, Arnaud Claass présentait les collages qui l’occupent désormais exclusivement. Aujourd’hui, c’est au tour de Stéphane Duroy de montrer, au Bal, jusqu’au 9 avril, les nouvelles orientations de son travail. La première partie de l’exposition Again and Again réunit les séries, toujours de longue haleine, que Duroy a consacrées au Vieux Continent. L’Europe, c’est d’abord l’histoire troublée du 20e siècle que le photographe ramasse en quelques images fortes de Douaumont, Auschwitz et Berlin issues de la série l’Europe du silence. L’Europe, c’est aussi une désillusion sociale incarnée par la Grande-Bretagne de Distress. L’Europe, c’est ainsi, et enfin, la nécessité de fuir vers le Nouveau Monde. Ce travail sur les États-Unis, qui s’avérera tout aussi désabusé, avait donné lieu au livre Unknown en 2007. Il constitue la deuxième partie de l’exposition. Son coeur est composé de plusieurs dizaines d’exemplaires du livre, que Duroy ne cesse de reprendre : il coupe les pages et les remonte, colle des coupures de journaux, du papier peint, des portraits trouvés ou des images d’autres séries ; il repeint des pages au pinceau ou au spray, en noir profond, rouge carmin ou gris argenté ; il biffe, recouvre ; il écrit en grosses lettres, au pochoir, « IN GOD WE TRUST », « SUBPRIME » , « WE BOUGHT DEATH » ; il coupe le livre en deux, marche ostensiblement dessus… Cet expressionnisme brut et sincère, qui fait penser à celui du Robert Frank revenu à la photographie dans les années 1970, tourne parfois à l’exercice solipsiste. Quand il s’étend aux murs de l’institution, où Duroy a décidé de vandaliser, en les taggant ou en les arrachant, ses images reproduites en très grand format, il est sans doute un peu déplacé. Mais ce qui m’importe est qu’il traduise une colère autant à l’égard du monde qu’envers la photographie. Duroy dit être frustré par l’incapacité de cette dernière à exprimer ce qu’il ressent vraiment, plus largement, par ses limites quand il la compare à la peinture ou au cinéma. Récemment interviewé, il confiait : « Quand je vois certains tableaux de Lucian Freud, il y a une souffrance humaine : tu as mal partout en regardant ça. Face au Caravage ou à Goya, tu es terrassé. Quand on regarde mes photos, on n’a pas mal partout (1). » Certaines de ses photographies vues précédemment, dans leur retenue même, pourraient lui porter la contradiction et vider de ses fondements ce complexe d’infériorité de photographe. Quoi qu’il en soit, la réponse qu’il donne à cette frustration est aujourd’hui du côté de la destruction. Arnaud Claass. « Sans titre ». 2013. 50x40 cm. (Court. Galerie Michèle Chomette, Paris). “Untitled”
COLLISIONS
Les collages d’Arnaud Claass semblent répondre, dans une inspiration moins expressionniste que conceptuelle, à un mouvement similaire de désacralisation. Les images utilisées sont de petits tirages, parfois réitérés, voire retournés, dans une même composition. La photographie semble réduite à un matériau ordinaire n’ayant guère plus de valeur que les coupures de presse ou les reproductions tirées de vieilles encyclopédies avec lesquelles elles dialoguent dans l’espace flottant de la page. La démarche est en fait bien différente. Elle ne part pas du principe que la photographie est limitée mais, au contraire, qu’elle est exigeante, plus précisément, pour reprendre les mots du photographe, que « la conjonction entre l’aperçu, l’enregistrable et l’extraordinaire est très rare ». Arnaud Claass a ainsi toujours pris beaucoup d’images, mais rejeté la plupart d’entre elles pour n’en garder, au mieux, qu’une douzaine par an. Les collages sont nés de la volonté de donner une existence aux photographies non retenues en tentant de constituer des ensembles forts à partir d’images jugées faibles. Ces ensembles reposent sur des rapprochements ou des collisions formelles, chromatiques ou sémantiques. Ils sont humoristiques ou plus graves, faisant parfois écho à des enjeux sociaux. Les mots et les lettres, qui ont une valeur visuelle et textuelle, introduisent différentes vitesses de lecture et font de ces collages des objets à lire autant qu’à voir – pour ne pas dire à écouter, quand un fragment de partition est inséré. Mais c’est sans doute la question du banal qui permet de saisir combien ces collages tranchent avec les travaux antérieurs d’Arnaud Claass. Ces derniers, par l’isolement des images, par un effet de suspension temporel et narratif, transfiguraient le banal. Les collages peuvent, quant à eux, par la répétition d’une même image ou d’une même couleur, décoller le référent de sa signification et basculer dans l’abstraction. Mais ils peuvent aussi insister sur le banal au point de glisser vers le prosaïsme. Finalement, si Arnaud Claass et Stéphane Duroy font un usage différent du montage, l’un pour servir la photographie, l’autre pour en sortir, l’un et l’autre se retrouvent sans doute dans la nécessité, alors qu’ils n’ont plus rien à prouver, de remettre en jeu et en cause leur pratique pour pouvoir se maintenir sur le fil.
( 1) Clémentine Mercier, « Stéphane Duroy : “La photographie m’emmerde parce qu’elle est limitée” », Libération, 13 janvier 2017 (en ligne). Signalons la parution, aux éditions Filigranes, du livre de texte d’Arnaud Claass, la Considération photographique. Notes 2012-2016.
It is only a coincidence, but it is a striking one. In 2009, as they turned sixty, Arnaud Claass and Stéphane Duroy both broke with several decades of photographic practice based on images that were selfsufficient, presented in the customary way on walls or assembled in books, in favor of approaches based on montage. Last year, at the Michèle Chomette gallery, Arnaud Claass showed the collages that are now his sole activity. Now it is Duroy’s turn to show the new directions in his work, this time at Le Bal, to April 9. The first part of the exhibition Again and Again brings together Duroy’s series about the Old Continent. These series are always longterm projects. Duroy’s Europe means first of all the troubled history of the twentieth century, which the photographer sums up in a few powerful images of Douaumont, Auschwitz and Berlin from his L’Europe du silence series. Europe is also the social disillusion embodied by the Great Britain of Distress. And finally, Europe is thus the need to escape to the New World. The photographer’s work on the United States, which turned out to be just as disillusioned, resulted in the book Unknown in 2007. It constitutes the second part of the exhibition. Its heart is comprised of several dozen copies of the book, which Duroy is constantly reworking. He cuts out the pages and reassembles them, sticks in newspaper cuttings, wallpaper, found portraits and images from other series. He then repaints the pages with brush or spray, in deep black, carmine red or silver gray. He crosses out and covers over and writes in big letters, using a stencil, “IN GOD WE TRUST,” “SUBPRIME,” “WE BOUGHT DEATH” and he cuts the book in two, then tramples it. This raw, sincere expressionism, which recalls what Robert Frank did when he came back to photography in the 1970s, sometimes turns solipsistic. When it is extended to the walls of the institution, where Duroy decided to vandalistically tag or tear his own large-format images, it is no doubt a bit out of place. But the important thing, I think, is this expression of anger towards photography as much as towards the world. Duroy says he is frustrated by the medium’s incapacity to express what he really feels, and more generally by its limits, when he compares it to painting or cinema. In a recent interview he said, Stéphane Duroy. Double page réalisée à partir du livre « Unknown ». 2015. Spread made from the book “Unknown” “When I see certain paintings by Lucian Freud, there is real human suffering there: it hurts all over just to look at it. When you stand facing Caravaggio or Goya, it kills you. When you look at my photos, it doesn't hurt all over. Some of the photographs of his I have seen on past occasions could, by their very restraint, give the lie to these words and pull away the foundations of the photographer’s inferiority complex. In any case, the form of his current response to this frustration is more on the destructive side.
COLLISIONS
Less expressionist than conceptual in their inspiration, Claass’s collages seem to reflect a similar movement of desacralization. The images used are small prints, sometimes repeated, sometimes turned round, all placed in the same composition. Photography seems to be reduced to an ordinary material that has hardly any more value than the press cuttings or the reproductions taken from old encyclopedias with which they dialogue in the floating space of the page. But in fact the approach is quite distinct. It does not start with the principle that photography is limited but, on the contrary, that it is demanding and, more precisely, in the photographer’s words, that “the conjunction of the perceived, the recordable and the extraordinary is a very rare occurrence.” That is why Claass has always taken lots of pictures but also discarded most of them, keeping a dozen a year at best. The collages resulted from the desire to give those discards a second life, by trying to constitute powerful ensembles out of images he considered weak. These ensembles are organized around proximities and formal, chromatic or semantic collisions. They can be humorous or more serious and sometimes evoke social issues. Words and letters, which have a visual and textual value, introduce different speeds of apprehension and make these collages objects to be read as much as looked at—and also, perhaps, listened to, as when a fragment of a score is inserted into them. But it is no doubt the question of the banal that best allows us to grasp how different these collages are from Claass’s previous work. By isolating images, his earlier pieces created a temporal and narrative suspension that transfigured the banal, whereas by repeating an image or color the collages can peel the referent away from its meaning and transform it into an abstraction. But they can also emphasize the banal so much that they themselves become prosaic. Finally, if Claass and Duroy use montage quite differently, one to strengthen photography and the other to escape it, what these men who have nothing to prove really share is a felt need to challenge their practice, to subject it to new tests in the attempt to keep their creative edge.
(1) Clémentine Mercier, “Stéphane Duroy: ‘La photographie m’emmerde parce qu’elle est limitée’,” Libération, January 13, 2017 (online).