Toute écriture qui ne crucifie pas efface
Anne-Marie Albiach, Danielle Collobert et Agnès Rouzier sont trois figures majeures de la poésie contemporaine qu'il faut redécouvrir.
« Je peux vous dire la violence extrême de votre écriture ; la syntaxe, parfois mallarméenne, est au service de cette violence », écrit Gilles Deleuze à Agnès Rouzier (19361981) après avoir découvert le manuscrit de Non, rien. Cet ouvrage, publié en 1974 chez Seghers / Laffont, a rencontré un certain succès avant de sombrer dans l’oubli. Personnage météorique, femme se dérobant au jeu social, poétesse exigeante, Agnès Rouzier est une voix singulière. Elle s’est consacrée à la littérature, a fait paraître un ouvrage et quelques textes dans des revues, correspondu avec Roland Barthes et Maurice Blanchot. Mais il a fallu attendre 2015 pour que Stéphane Korvin, directeur des éditions Brûlepourpoint, permette enfin de redécouvrir Non, rien, épuisé depuis trop longtemps. Cet ouvrage rappelle que la poésie est l’endroit où le geste d’écriture affirme sa radicalité la plus fondamentale, la plus crue aussi. De la vie de cette poétesse, on se sait que peu de choses, mais se devinent un rapport essentiel à la poésie, qui ne décrit pas le monde mais le fait advenir (« Nous dirons ce que nous voyons et le visible se formera, peu à peu, expérience, sous nos paroles »), et un corps entièrement engagé dans le texte. « Vous n’écrivez pas sur la sexualité, vous écrivez sexuellement », dit encore Deleuze à son propos. « Écrire sexuellement » implique de trouver une langue nouvelle, de faire coïncider le désir avec les mots, leur forme. Agnès Rouzier ne dit pas ce que l’on attend, c’est le mouvement de son écriture qui rend notre lecture intranquille. Ce qui traverse sa parole n’a rien à voir avec la petite rhétorique sexuelle, c’est au-delà : « Ébranlement profond du fouet : terre noire, craquante, dans la bouche. / Je ne vous parlerai pas des cuisses ouvertes (offertes). » Agnès Rouzier affronte le désir, mais aussi l’écriture et son silence, la dislocation qu’elle implique : « Toute écriture qui ne crucifie pas efface », dit-elle. Le bouleversement induit par la lecture de ses textes est semblable à celui provoqué par ceux de Danielle Collobert (1940-1978), auteure elle aussi trop confidentielle dont l’oeuvre est aujourd’hui entièrement éditée chez P.O.L en deux volumes. Le premier, OEuvres I, rassemble les ouvrages publiés de son vivant : Meurtre, Dire I, Dire II, Il donc et Survie ; le second, OEuvres II, les fragments, pièces radiophoniques, cahiers laissés après son suicide. Agnès Rouzier et Danielle Collobert n’écrivent pas de la même façon, et il serait bien réducteur de les réunir ici parce que ce sont des femmes poètes. Non, ce qui les rassemble est une même intensité, leur justesse, le désastre qui semble les menacer, l’indicible qui inquiète leur écriture : « Que vais-je devenir, ainsi, perdu, arraché, disloqué par le moindre accident qui m’effleure, la moindre rugosité », note Danielle Collobert. OEuvres I donne autant à voir la ruine qui menace son existence que le chemin de la prose vers la poésie : au fur et à mesure des pages, les phrases deviennent plus courtes, se cassent. Des tirets séparent les mots, puis viennent les retours à la ligne ; le sillon du récit tombe pour laisser place à la dissolution : « Rester l à avec un mot – l ongtemps – chercher autour – attendre / jour qui passe – peut-être – toujours ici – l’obscurité – autour du mot – toujours le son unique – même note tenue sourdement– sans cesse. » Elliptique et terrible, l’oeuvre de Danielle Collobert, comme celle d’Agnès Rouzier, donne à voir une existence parfois dévastée mais, surtout, une recherche effrénée d’un langage poussé jusqu’à la limite de son anéantissement. UNE LANGUE PRIMORDIALE Elles sont trois, trois femmes qui, dans les années 1960-70, ont transformé la poésie. Trois noms trop rarement prononcés, trois oeuvres secrètes qui ont pourtant beaucoup à apprendre à la littérature contemporaine : Agnès Rouzier, Danielle Collobert et, enfin, AnneMarie Albiach (1937-2012). Pour cette dernière encore, il a fallu attendre 2014 et l’édition de Cinq le choeur aux éditions Flammarion pour avoir enfin accès à la plupart de ses textes réunis en ce seul volume. La rigueur de son écriture, sa tenue, les blancs qui prennent possession des pages, son refus d’une séduction immédiate peuvent dérouter ; lire AnneMarie Albiach implique d’accepter que le sens advienne d’une autre façon, de faire face à un dire essentiel où se mêlent sensualité et exigence de la forme : « au fil du papier / se branche une image (corporelle) / comme cisaillée d’un / alphabet péremptoire », écrit-elle dans Mezza Voce. Seule une dizaine de textes séparent Haie interne (1966) de son dernier livre, Celui des « lames » , daté de 2012, mais son oeuvre, conservé à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), rassemble aussi des documents sonores, audiovisuels, ainsi qu’une importante correspondance (avec, entre autres, Anaïs Nin, Giorgio Agamben ou Maurice Blanchot) à explorer. Et ce n’est pas un hasard si, dans Anawratha, elle consacre un court texte à Danielle Collobert, intitulé « L’amour suprême », où elle évoque « le dessein sourd, devenu irréductible, d’une CHUTE », le « UN d’une diction pleine ». On est alors tenté de croire qu’elle avait reconnu dans cette écriture une quête aussi déterminante que la sienne, ce « cri ou comme brûle jamais dit » qui clôt Survie, dernier recueil de Collobert ; cri qui unit aussi les oeuvres de ces trois poètes.
Hélène Giannecchini