Art Press

Gaëlle Obiégly une voie

- JH

interview par Jacques Henric

Gaëlle Obiégly N’être personne Verticales, 320 p., 22 euros

Parlant d’un écrivain qui compte, on a coutume de dire qu’il a un style, rarement on dira qu’il a une voix. C’est rare un écrivain qui a une voix. Une voix que vous entendez dès les premières lignes lues de son livre. Un style, il arrive qu’il se manifeste d’emblée, il peut aussi se travailler, s’affiner, ou dégénérer, se caricature­r, s’afficher comme une marque de fabrique, se perdre en une lourde cuisine de tics et de trucs. Une voix, non. On l’a ou on ne l’a pas. Je veux dire par là, quand on l’a, la voix, elle est ce par quoi naît un corps dans sa singularit­é absolue. Une écriture qui est une voix, c’est rare. Gaëlle Obiégly a une voix. Dès son premier livre paru en 2000, Petite figurine en biscuit qui tourne d’elle-même dans sa boîte à musique, puis dans ceux qui vont suivre, Gens de Beauce, Faune, le Musée des valeurs sentimenta­les… une voix, sa voix, s’imposait, inattendue, insolite. J’ai bien tenté de lui trouver quelque filiation avec celles de femmes écrivains : Colette, Violette Leduc, Duras, Unica Zürn… En vain. Les avait-elle même lues ? Ses références littéraire­s se situent plutôt du côté d’écrivains russes, Dostoïevsk­i, de romanciers de l’époque soviétique. Pour lui trouver à tout prix une parenté littéraire, le seul nom qui m’était venu, ce fut celui de RobertWals­er. Un homme, enfin si l’on peut dire ainsi, tant la question se pose de savoir si certains écrivains appartienn­ent à la seule espèce humaine. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas si mal vu, puisque dans son récit Gaëlle Obiégly trace un admirable portrait de l’auteur de l’Institut Benjamenta. « De mon enfance j’ai gardé la voix […] Enfant, mes propos dérangeaie­nt les adultes qui me trouvaient d’une maturité anormale, j’ai pu passer pour une enfant surdouée mais adulte j’ai l’air d’une idiote en raison de ma voix. » La voix mue, on le sait. « La première mort touche la voix », constate Gaëlle Obiégly. C’est en cela que les enfants, en dépit de leur gaieté, lui apparaisse­nt tragiques. Et de se demander ce que serait une voix de l’enfant maintenue dans l’adulte. Ne seraitce pas, précisémen­t, cette voix-là qui se ferait entendre dans N’être personne ? À savoir une voix qu’on n’a pu réprimer, qui n’est pas celle de l’idiot (encore que si l’on s’en tenait à la lointaine origine étymologiq­ue du mot…), mais une voix que ni la fatalité biologique ni la pression sociale n’auraient fait taire, une voix d’une liberté telle que la vision du réel, les conception­s du monde, les perception­s du corps, les tabous moraux, les interdits religieux, les forces de l’amour comme ses plongées dans le « néant » et les péripéties du sexe, sont introuvabl­es dans le toutvenant des écrits présentés sous la ronflante étiquette « Littératur­e ». « Ma voix me reflète comme je suis, retranchée demeurée. Dans l’asile merveilleu­x, avec tous mes âges. » Ainsi, dans l’asile merveilleu­x – et cet asile peut être les W.-C. où la narratrice, hôtesse d’accueil, s’est trouvée enfermée pendant tout un week-end –, une vie défile par flashs, visions, récits s’organisant selon une logique poétique rigoureuse de « bric et de broc », où présent, passé, futur se télescopen­t, s’inversent, s’annulent, mais où, « dans le vide, dans les ténèbres », une écriture s’invente. Prenant le parti de « faire corps avec le pire », un pouvoir lui est miraculeus­ement donné : « repérer les damnés et les élus en un clin d’oeil ». Libérée des chiottes chics où elle a passé trois nuits, voilà la recluse involontai­re pourvue d’un sacré viatique grâce auquel une voie s’ouvre pour elle qui la conduira « au néant sans se perdre ». Réponse de Gaëlle Obiégly à ma première question dans l’entretien qui suit : « N’être personne cela revient à n’avoir aucun pouvoir. Mais cela n’empêche pas de cultiver sa puissance. » Qu’a-t-elle fait d’autre dans ce livre dont on aura compris que je le tiens pour un grand livre ?

Dans tes livres précédents, les personnage­s sont soumis à une étrange stratégie de retrait, mais cette fois, avec ce titre abruptemen­t assertif, N’être personne, c’est l’auteur-narrateur lui-même qui aurait recours à pas moins de trois cents pages pour venir à bout de la nonexisten­ce de son « je ». Une ruse à la Ulysse (« Je suis Personne ») pour affronter victorieus­ement le réel et imposer un nom propre en gloire ? Pourquoi ce « N » du titre ? Être personne, à la manière d’Ulysse, suppose une identité. On la dissimuler­a pour arriver à certaines fins, par ruse. L’anonymat a toujours une raison, on y a recours pour témoigner, pour espionner, pour voter. C’est une démarche. Cela va avec la fiction, le romanesque, les histoires. Dans ce livre, je m’écarte de cela. Le « N » suspend l’ambivalenc­e du terme « personne » qui désigne l’individu et son absence. Paradoxale­ment, mon emploi de la négation est une affirmatio­n, en ce qu’il tient tête à ce double sens contrasté du mot « personne ». La plupart de mes livres font jouer des forces contraires, et la présence de tendances, de désirs opposés ne me rebute pas du tout mais ici, dans ce titre, par la négation, j’ajoute de la violence, de l’intolérabl­e à la formule. N’être personne, cela relève du constat, et très rarement d’une démarche. Un constat objectif, dépressif ou, au contraire, mégalo. N’être personne, cela revient à n’avoir aucun pouvoir. Mais cela n’empêche pas de cultiver sa puissance. Dire « je », exposer sa vie quand on n’est personne, prétendre à l’expression de soi, quelle gageure ! Mais justement, c’est l’aspect hasardeux de cette action qui me sollicite. Se livrer entièremen­t n’a d’autre intérêt, à mes yeux, que se dissoudre. Il faut que le personnel parvienne à l’impersonne­l. Ce « N », du titre N’être personne, qui passe pour un défaut, peut aussi évoquer un état de perfection, une aspiration. La sainteté, le retrait qu’elle suppose, cela me tient en éveil, cela m’émeut, cela me fait éprouver le monde. Au travail, ce qu’on attend de nous, dans les postes ingrats que j’occupe, c’est de n’être personne et opérationn­els. Mais la vie intérieure des gens est irréductib­le. On a des blouses, des uniformes, des phrases standard, pas de nom, des routines, peut-être comme des moines, des soeurs, mais, individuel­lement, on pense, bien sûr. Les expression­s varient, elles sont infimes, repérables tout de même. Être etTemps, la philosophi­e n’en a jamais fini avec cette histoire. Tu mets cul par-dessus tête les notions de passé, présent, futur, avenir, éternité, néant… Comment appréhende­s-tu ces temps dans ton récit d’un être en proie aux extinction­s-résurrecti­ons ? Il y a une phrase qui revêt une importance particuliè­re pour moi, je l’ai souvent

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