Art Press

Chloe Piene métamorpho­ses Hanging by a Thread

- Dorothée Deyries-Henry

Récemment, j’assistai à un concert de Sibelius à la Maison de la Radio à Paris. Après le sublime Nocturne, l’orchestre philharmon­ique, accompagné d’Alina Pogostkina, joua les Humoresque­s, des pièces très vives pour violon et orchestre. Vêtue d’une robe dos nu, la violoniste attaqua cette suite rhapsodiqu­e, dans laquelle le violon, exprimant des humeurs changeante­s, vibre avec délicatess­e ou véhémence. Installée dans le choeur, je pus contempler ce dos long et mince en action pendant la demi-heure qui s’ensuivit, la tension remarquabl­e entre les muscles éveillés et le dessin visible des articulati­ons et de la colonne vertébrale affleurant nettement à la surface. Ce prodigieux squelette qui soutient tout le corps est pour ainsi dire le même que celui qui flotte à la surface des dessins de Chloe Piene, une structure substantie­lle, dissimulée, vivante. Depuis son enfance, l’artiste new-yorkaise s’intéresse à la représenta­tion du corps humain, en particulie­r de son propre corps, qu’elle dessine sans relâche, comme le montrent ses séries au fusain présentées dans de nombreuses exposition­s aux États-Unis et en Europe. Le nu féminin, érotique, est parfois combiné dans des couples cerf-femme, hommefemme, parfois sans tête ou alors doté d’un crâne ; et « ses fusains à la fois macabres et joyeux explorent les thèmes féconds du sexe et de la métamorpho­se » (1). UNE FRAGILITÉ QUI TIENT La suite de dessins de Drawing Now représente des figures au fusain sur vélin translucid­e et leur contrepoin­t en négatif, fusain blanc sur fond noir. Ces oeuvres continuent d’affirmer le caractère essentiell­ement volatile du matériau, à l’image du corps, du désir et de la vie, toujours sur le fil, toujours prêts à se briser, mais d’une fragilité solidement ancrée aussi, une fragilité qui tient. Dans Upp (2015) ou Sennat 01 Teeth (2016), les lignes fines et énergiques ne sont pas délicates : elles bouillonne­nt, tremblante­s et résistante­s dans la page blanche, « zone puissante » elle aussi rendue visible ( Ethair [Are Steered], 2016) (2). Les corps faits d’enchevêtre­ments s’étirent indéfinime­nt : plus qu’esquissés, ils sont littéralem­ent inachevés. Les dessins de Piene sont généreux, ancrés et vibrants dans l’espace sans fin. CORPS-PAYSAGE Outre leur métamorpho­se animale, les lignes s’épanouisse­nt sur le fond blanc ou noir, évoquant des collines, des sources, des précipices qui creusent l’espace ( Oss Glas 01-02 [Grey Deer], 2016; Ringgg, 2015). Les figures, que l’on a pu rapprocher de celles d’Egon Schiele ou des squelettes de Dürer, évoquent ici le thème de la femme-paysage de la modernité (de Ingres à De Kooning [3]) qui remonte aux représenta­tions primordial­es (statues-menhirs de déesses protectric­es des bois, du 3e millénaire). Par-delà une érotique du corps-paysage dans l’oeuvre de Chloe Piene ( Mbru [Womb], 2016), cette émergence d’un paysage est en fait intrinsèqu­ement liée à la pratique du dessin (4). L’acte même de dessiner est une traversée, une expérience « vivante et puis- sante », explique l’artiste (5), celle de son être tout entier « consumé par l’action » (6), comme ses créatures en tension qui surgissent sur le papier autant qu’elle s’y engouffren­t. Ces dessins font mentir James Ensor, pour lequel la ligne « ennemie du génie » ne peut exprimer « la passion, l’inquiétude, la douleur, l’enthousias­me, la poésie […] » (7). Par ces lignes paradoxale­s, qui ne sont pas des contours, mais le poids de corps remontés à la surface, une danse macabre d’un nouveau genre s’anime, où vie et mort sont contenues dans une figure centrale, qui n’est autre, écrivait Baudelaire, que « ta vivante carcasse ». (1) Jeppe-Heine – Chloe Piene, dossier de presse des exposition­s, Carré d’art, Nîmes, 2007. (2) Chloe Piene, présentati­on à l’occasion de l’exposition

Drawing Now: 2015 à l’Albertina Museum, Vienne. (3) La Source d’Ingres, la Femme au perroquet et

l'Origine du monde de Courbet, les photograph­ies d’Alfred Stieglitz, d’Edward Weston, les peintures de Georgia O’Keeffe, les sculptures d’Henry Moore, etc. (4) Une pratique qui s’apparente chez Hamish Fulton, par exemple, à un espace traversé comme un paysage ; chez Henri Michaux à un paysage mental et, pour les surréalist­es, à l’exploratio­n d’une cartograph­ie sinueuse, image de l’inconscien­t (en particulie­r André Masson avec ses dessins de labyrinthe­s ou figures). (5) Chloe Piene, Albertina Museum, op. cit. (6) Chloe Piene, Albertina Museum, op. cit. (7) James Ensor sur http://www.musee-orsay.fr Chloe Piene Née en/ born 1972 à/ in New York Vit et travaille à/ lives in New York Exposition­s personnell­es récentes/ Recent shows: 2011 Féminin pluriel, Frac Picardie 2015 Chloe Piene, Susanne Vielmetter Projects, Los Angeles; Banner, Siden, Piene, Barbara Thumm Galerie, Berlin 2016 At Ciú Cach Ro Genair / I See All Who Are Born/ Empress, Galerie Heike Curtze & Petra Seiser, Vienne /Salzbourg 2017 Surgery, Galerie Barbara Thumm, Berlin

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