La photographie Étienne Hatt
Les images réunies jusqu’au 16 avril au Pavillon populaire de Montpellier dans l’exposition Notes sur l’asphalte sont-elles aussi ordinaires que les paysages qu’elles représentent ? Elles montrent, en effet, des villes, des zones périurbaines et des espaces ruraux américains. Elles insistent sur l’habitat et sur l’architecture industrielle et commerciale. Plus précisément, elles suivent les routes, les mainstreets et les strips, et se tournent vers leurs abords. Choisies parmi des milliers par les commissaires de l’exposition, le géographe Jordi Ballesta et le photographe Camille Fallet, ces photographies ont été prises entre les années 1950 et 1980 par six chercheurs en études paysagères ou urbaines : Donald Appleyard, John Brinckerhoff Jackson, Allan Jacobs, Chester Liebs, Richard Longstreth et David Lowenthal. J.B. Jackson (1909-96) est la figure tutélaire de l’exposition. Géographe culturel et historien du paysage, fondateur des landscape studies et éditeur entre 1951 et 1967 de la revue Landscape, il théorisa le vernaculaire dans Discovering the Vernacular Landscape (1984) et voyait dans le mobil-home, par le refus de l’ancrage territorial dont il témoigne, l’archétype de l’habitat vernaculaire. Son approche du vernaculaire, partagée par les cinq autres chercheurs, irrigue l’exposition et lui donne son sous-titre : Une Amérique mobile et précaire. Ces images évoquent bien sûr celles de Walker Evans ou de Stephen Shore, pour s’en tenir aux deux maîtres du paysage vernaculaire qui bénéficieront cette année d’importantes expositions, respectivement au Centre Pompidou au printemps et au MoMA à l’hiver. Elles se situent pourtant à distance du « style documentaire » du premier – selon lequel « l’art n’est jamais un document mais il peut en adopter le style » – et de la « snapshotness » du second, dont American Surfaces (1972-73) explorait les caractéristiques de l’instantané. Elles ne sont ainsi pas le fait de pratiques conscientes de leurs enjeux photographiques. Elles ne relèvent pas de l’art mais de la photographie comme prise de notes.
VILLES SYNTHÉTIQUES
Si Longstreth et Liebs semblent de bons opérateurs, Jackson se dit mauvais photographe et tous utilisent un appareillage léger, souvent bas de gamme. En outre, beaucoup des images présentées frappent par leur imperfection : cadrages approximatifs, éléments perturbateurs, perspectives fuyantes, contre-jours, flous... Mais ces défauts indiquent autant l’amateurisme des photographes qu’une photographie prise en situation, dans l’immédiateté de l’expérience du paysage traversé. En témoignent la priorité donnée au fragment sur le plan large et les nombreuses vues prises depuis l’habitacle d’une automobile, cadre dans le cadre, qui insistent sur les expériences visuelles de la mobilité. Si elles ont les apparences de la prise de note, ces images en ont-elles la fonction ? Les chercheurs exposés, à l’exception de Lowenthal qui a gardé des négatifs noir et blanc, ont conservé des diapositives couleur. Facilement manipulable et projetable, la diapositive a aussi l’avantage d’être protégée par un cache sur le- quel peuvent être portées des informations. Plusieurs diapositives de J.B. Jackson sont visibles dans l’exposition. On peut y lire des mots clés – « Street Decorations », « Mobile Homes », etc. – et, entre autres, des indications de lieux. L’exposition évoque les méthodes de classement choisies par ces chercheurs en réunissant leurs images dans des grilles typologiques consacrées, par exemple, aux silos à grains. Elle montre aussi leurs publications. Or, seulement peu de leurs photographies y ont été reproduites. C’est que ces images ne sont pas des illustrations, mais un matériau de travail souvent exclusif. Ainsi, les archives de J.B. Jackson conservées à l’université du Nouveau-Mexique ne contiennent qu’un seul carnet de terrain datant de 1957, soit la période où il se met à photographier et, sans doute, à remplacer la prise de note textuelle par la prise de note visuelle. Malheureusement, l’exposition n’explicite pas l’usage de ces images, elle n’indique pas comment ce matériau brut nourrit les recherches de leurs auteurs. Il faut pour cela se reporter à un article sur J.B. Jackson qui, publié récemment par Jordi Ballesta, laisse entrevoir plusieurs pistes (1). La photographie permettrait à Jackson « d’entrer en conversation avec des paysages et leurs habitants » et « de mémoriser les dialogues engagés, puis de les intégrer à ses essais et récits ». Mais Ballesta présente aussi Jackson comme un auteur atypique aux méthodes non conventionnelles, qui n’hésitait pas à recourir à la fiction pour parler de la réalité paysagère américaine. Il a ainsi inventé des villes, Optimo City ou Choctaw City, introuvables sur une carte, mais conformes à ses observations. Ses prises de notes photographiques, ainsi que les images collectées, lui ont peut-être été utiles. Elles auraient pu lui permettre d’ancrer ses propos dans les faits et, par montage, de rapprocher des réalités distinctes et distantes pour composer ces villes synthétiques. L’approche géographique et historique hétérodoxe d’un J.B. Jackson serait ainsi étroitement liée à la photographie, à tel point qu’il ne semble pas exagéré de conclure que, plus qu’une auxiliaire ou une « humble servante », pour reprendre les mots de Baudelaire, la photographie pourrait être une science humaine.
(1) Jordi Ballesta, « John Brinckerhoff Jackson, au sein des paysages ordinaires. Recherches de terrain et pratiques photographiques amateurs »,
l’Espace géographique, 2016/3. Voir aussi les Carnets du paysage n°30, automne 2016, consacré à John Brinckerhoff Jackson.
Are the images assembled in the exhibition Notes sur l’asphalte at the Pavillon Populaire in Montpellier, through April 16, as ordinary as the landscapes they represent? They show American towns, suburbs, exurbs and rural zones. The emphasis is on dwellings and industrial and commercial architecture. More precisely, they follow the roads, main streets and strips, and then their approaches.
Chosen from among thousands of others by the curators, geographer Jordi Ballesta and photographer Camille Fallet, these photographs were taken between the 1950s and 1980s by six researchers in landscape and urban studies: Donald Appleyard, John Brinckerhoff Jackson, Allan Jacobs, Chester Liebs, Richard Longstreth and David Lowenthal. J.B. Jackson (1909–1996) is the tutelary figure behind this exhibition. A cultural geographer and landscape historian, founder of landscape studies and editor of the journal Landscape from 1951 to 1967, he theorized the vernacular in Discovering the Vernacular Landscape (1984), and it is his approach to this theme, which is shared by the other researchers, that informs this show and underpins its subtitle: “A Precarious and Mobile America.” Jackson saw the mobile home as the archetype of the vernacular dwelling by virtue of its rejection of territorial roots. Of course, these images recall the photos of Walker Evans and Stephen Shore, two masters of vernacular landscape due for major shows, respectively, at the Pompidou Center this spring andMoMA in the winter. Still, they are a long way from Evans’ “documentary style,” premised on the idea that “art is never a document, though it can certainly adopt that style,” and from Shore’s “snapshotness,” a quality he explored in American Surfaces (1972– 73). The photos here do not result from a practice that is aware of photographic issues. They are a matter not of art but of photography as note-taking.
SYNTHETIC CITIES
If Longstreth and Liebs look like good cameramen, Jackson says he is a poor photographer. All use lightweight, often cheap equipment. Further, many of the images presented here are striking in their imperfection, with their approximate framing, disruptive elements, contre-jour and blurring. Still, these flaws reflect not just amateurism but also the fact of the photographs’ immediacy, their immersion in the experience of the landscape: witness the preference for fragment over wide shot, and the many photos taken from inside a car—a frame within a frame—which emphasize the visual experiences of mobility. If these images look like note-taking, is that also their function? These researchers have, with the exception of Lowenthal, who keeps blackand-white negatives, opted for color slides. Easy to handle and projectable, the slide also has the advantage of being protected by a cache on which information can be written. The show features several setups by J.B. Jackson, on which we can read “Street Decorations,” “Mobile Homes,” etc., together with topographical indications. The exhibition evokes the methods of classification chosen by these researchers in assembling their images in established typological grids such as grain silos. It also shows their publications. These include few reproductions of their photographs. That is because they are not illustrations, but often the sole working material. For example, the archives of J.B. Jackson, kept at the University of New Mexico contain only one book of field notes. It dates from 1957, that is, the period when he started taking photos and, no doubt, replacing textual note-taking by visual note-taking. Unfortunately, the exhibition does not spell out the use of these images, nor does it say how this raw material feeds into the photographers’ research. To find out about this we must refer to Jordi Ballesta’s recently published article on J.B. Jackson. This points to several angles.(1) Photography, he argues, enables Jackson to “enter into conversation with landscapes and their inhabitants” and “to memorize the dialogues that have been begun.” But Ballesta also presents Jackson as an unusual photographer with unconventional methods who readily used fiction to talk about the reality of American landscape. He therefore invented cities such as Optimo City and Choctaw City, which it is impossible to find on amap but that reflect his observations. His photographic note-taking, as well as the images he collected, may have been useful to him. They may have enabled him to ground his message in facts and, by means of montage, to bring together distinct and distant realities in order to compose these synthetic cities. The heterodox geographical and historical approach of a J.B. Jackson could thus be closely related to photography, to such an extent that it does not seem excessive to say that, more than an auxiliary or a “humble servant,” to borrow Baudelaire’s words, photography could be a human science.
Translation, C. Penwarden
(1) Jordi Ballesta, “John Brinckerhoff Jackson, au sein des paysages ordinaires. Recherches de terrain et pratiques photographiques amateurs,” L’Espace géographique, 2016/3. See also Les Carnets
du paysage, no. 30, fall 2016, dedicated to John Brinckerhoff Jackson.