Art Press

Penser l’image

- Magali Nachtergae­l

Emmanuel Alloa (dir.) Penser l’image III. Comment lire les images? Presses du réel, « Perception­s », 416 p., 28 euros À la faveur de la parution de Penser l’image III, Magali Nachtergae­l, qui enseigne la littératur­e et la culture visuelle contempora­ines à l’université Paris 13, revient sur cette série d’ouvrages qui, depuis 2011, jalonnent les études visuelles en France.

Sous le titre Penser l’image, ces trois recueils, présentés et introduits par Emmanuel Alloa – philosophe, spécialist­e de Merleau-Ponty, éditeur de la collection « Perception­s » qui compte aujourd’hui un catalogue pointu, en français, dans le champ de la critique des images –, balisent depuis 2010 la réflexion sur l’esthétique de l’image à l’heure du tournant français des visual studies. C’est dans cette collection que l’on a pu lire Que veulent les images ? de William John Thomas Mitchell, dont Iconologie. Image, texte, idéologie était paru aux Prairies ordinaires (et aujourd’hui épuisé), les deux maisons d’édition se partageant jusqu’à la disparitio­n de cette dernière, les principale­s publicatio­ns consacrées en France à la culture visuelle. Désormais un peu seule sur ce créneau dans le monde éditorial, la famille « Perception­s » fait place aux discours multiples qui irriguent le champ interdisci­plinaire des études visuelles : l’agency (la force agissante) des images et leur position sociale (Gil Bartholeyn­s [dir.], Politiques visuelles, 2016), le paradigme médiatique ( Lev Manovich, le Langage des nouveaux médias, 2010, Mauro Carbone, Anna Caterina Dalmasso et Jacopo Bodini [dir.], Vivre par(mi) les écrans, 2016) et le statut documentai­re de l’image, en particulie­r dans l’histoire (Keith Moxey, leTemps visuel. L’image dans l’histoire, 2016). Un quatrième angle éditorial traite plus directemen­t de la fabrique documentai­re et des enjeux esthétique­s des images dans l’art contempora­in (Éric Alliez, Anne Bénichou). La série Penser l’image pourrait laisser croire que l’ensemble forme une trilogie manifeste pour le développem­ent d’une discipline aux contours incertains, oscillant entre histoire de l’art (faisant planer son spectre iconologiq­ue), histoire culturelle, anthropolo­gie et esthétique. Elle a pourtant sa singularit­é, notamment en raison de la position charnière d’Emmanuel Alloa qui, enseignant en Suisse germanopho­ne et en France, jouit d’un point de vue excentré et d’une prise directe sur la circulatio­n des idées hors de l’aire francophon­e. Singularit­é encore dans sa propre conception de l’image qui imprime à ses choix une orientatio­n phénoménol­ogique, sensible, liée à la trace, que l’on identifie de façon récurrente dans les essais colligés, une perception donc, soumise à un dialogue avec l’émotion, les sensations et l’imaginaire, plus qu’une vision aux atours trop rationalis­tes – voire scientiste­s – ou figeant le réel dans une mécanique transparen­te (1). On s’éloigne là de la sémiotique de l’image ou encore de l’idée de transparen­ce du médium qui abolit la représenta­tion pour se concentrer sur le seul référent : cette dernière conception a notamment été répandue par Rosalind Krauss qui valorisait l’index photograph­ique à rebours du dispositif social et esthétique ; Roland Barthes a lui-même contribué à la popularise­r en France dans la Chambre claire. Ces trente-trois essais au total forment une somme de référence philosophi­que – on y retrouve les grands noms de la critique esthétique et visuelle – mais aussi épistémolo­gique, dans la mesure où le panorama accompagne un moment clef de la culture visuelle contempora­ine. Le parti pris de Penser l’image a en effet lui-même évolué depuis le volume inaugural qui mélange l’apport de la Bildwissen­schaft allemande – Horst Bredekamp, Gottfried Boehm, Hans Belting – à l’esthétique de l’indice et inspirée de la phénoménol­ogie française – Marie-José Mondzain, Georges Didi-Huberman, Jean-Luc Nancy, Emmanuel Alloa luimême –, avec une ouverture à l’approche culturelle de l’image comme fait social, représenté­e par Jacques Rancière etW.J.T. Mitchell. C’est d’ailleurs cette dernière entrée qui préside au deuxième volume, publié en 2015 et soustitré Anthropolo­gies du visuel. Placé sous l’égide de Bruno Latour, Philippe Descola, Carlo Severi, Vilém Flusser, entre autres, ce volume fait une place élargie au contexte d’apparition des images comme lieux d’échanges symbolique­s et en tant que systèmes de représenta­tions, au risque d’une nouvelle « querelle de l’image ». Cet attelage hétéroclit­e peut dérouter dès lors qu’on regarde de près les textes, ici David Freedberg qui critique la méthode Warburg dans sa conférence fondatrice de 1923, le Rituel du serpent, là Jan Assmann qui revient sur les images magiques et monumental­es de l’Égypte ancienne, enfin James Elkins, un autre grand théoricien des visual studies états-uniennes, qui propose une étude comparativ­e des « concepts d’image en Inde, Perse et Chine ». Ce qui ressort de l’ensemble, plus que l’impression de thématique­s disparates – suivant un anachronis­me et une diversité que l’on retrouve par ailleurs dans The Visual Culture Reader édité par Nicholas Mirzoeff (référence en langue anglaise [2]) – est le recentreme­nt humaniste des usages et des production­s visuelles, que ce soit pour en relever l’agency ou pour tenter d’expliquer la fascinatio­n pour les représenta­tions des absents, des conjuratio­ns symbolique­s ou la mystique des images. LIMITE ET VIOLENCE DE L’IMAGE Comme son sous-titre Comment lire les images ? l’indique, le dernier volume se consacre à une pragmatiqu­e visuelle inaugurée par Mieke Bal (« Lire l’art ? ») qui décline les modes de lecture des images, historique­s, de surface, déchiffrem­ents ou acte de langage. Pas de vade-mecum pour autant, encore moins chez James Elkins qui remet en jeu la « résistance de la peinture face à la sémiotique » et rappelle la complexité des images, leur densité qui « diffère de la densité des textes » pour conclure : « Les marques graphiques diffèrent en tout point aussi bien du chaos visuel que des signes écrits. » L’essai de Carlo Ginzburg, qui trace une histoire de la critique artistique du connoisseu­r, relève lui aussi les difficulté­s à traiter les oeuvres picturales sur le mode ekphrastiq­ue de l’équivalenc­e verbale. Passé ce débat d’entame, qui pose l’image dans le discours agonistiqu­e – l’image, lieu de combat éternel –, EyalWeizma­n et Emmanuel Alloa déplacent directemen­t cette « guerre » dans le vif du réel et situent dans l’histoire présente l’iconologie de la terreur et de la violence. Dans son texte choc « L’image en conflit », Weizman revient sur les sophismes visuels et les « preuves matérielle­s » utilisés par les négationni­stes pour « contredire le témoignage des survivants » d’Auschwitz-Birkenau. Comment l’indiscerna­bilité des détails des images – malgré ce que l’on en sait, de façon certaine,

par exemple qu’il s’agit d’une colonne de prisonnier­s, ou d’un impact balistique – empêche une lecture stable de l’image et rend encore plus précieuse et sensible la position du témoin. On retrouve plus de dix ans après sa publicatio­n, un prolongeme­nt de la discussion lancée par Georges Didi-Huberman avec Images malgré tout, mais aussi la pédagogie de la déconstruc­tion de l’image de guerre par Bertolt Brecht dans son ABC de la guerre. Dans un dialogue commencé depuis le premier volume et qui prend un nouveau tour, Jacques Rancière commente et désigne cette relecture d’images comme la « méthode Didi-Huberman ». Face à ce manque de témoin, le spectateur lecteur d’image s’enfonce petit à petit dans l’ère du soupçon propre à ce qui est désigné aujourd’hui comme la « post-vérité ». C’est cette indécision permanente que met en avant Martin Jay dans la mise en scène de la photograph­ie de presse, entre compositio­n et falsificat­ion, dont la lecture est conditionn­ée par le message de l’image. Lorsque cette lecture est dévoyée par le venin du langage, la bascule dans la propagande de la terreur est complète : Alloa décrit ses codes, ses reprises et ses scénograph­ies réductrice­s dans le journal officiel de l’organisati­on terroriste Daesh, Dabiq. Que disent ces images au lecteur profane, ce lecteur hors de l’emprise du discours belliqueux ? Quels choix iconograph­iques, quels retouches et montages accompagne­nt l’horreur du côté des perpétrate­urs ? Comment l’extension de la terreur se propage-t-elle de façon visible dans le spectacle médiatique? Ces images atteignent, comme celles détournées par les négationni­stes, le seuil de leur propre lisibilité, portées jusqu’au point d’une lecture presque incompréhe­nsible : elles atteignent l’au-delà de la raison, le scepticism­e généralisé où triomphe, par défaut, le faux sur le vrai.

SANS PAROLES ET SANS MAINS Un court texte de Giorgio Agamben traite des images muettes, parfois impossible­s à nommer: on se souvient des mots qui manquent à Diderot devant les tableaux de Chardin, et dont l’impression profonde ne peut être traduite que par un soupir. D’autres images portent en elle cette résistance passive à la compréhens­ion. Hautement idéologiqu­e, l’image scientifiq­ue rejoint pourtant la douceur plastique d’une abstractio­n (Charlotte Bigg) tandis que les tâtonnemen­ts des physiciens et neurologue­s de la fin du 19e siècle ont produit eux aussi de « très énigmatiqu­es disques » à partir d’« effluves digitaux ». Quand le poétique rencontre le savant, le rayon devient support à méditation, conjonctur­es, « accidents intéressan­ts » et hésitation­s multiples à désigner les phénomènes captés par photochimi­e (Peter Geimer). Bigg rappelle à juste titre que les imageries scientifiq­ues sont « partielles » et surtout, qu’elles n’existent pas en tant que telles, souvent instrument­ales, produisant des graphes, tableaux, codes de formes qui anticipent formelleme­nt, mais sans autre rapport, dès le début du 20e siècle, les grands moments du modernisme abstrait. Image-appareil, l’image scientifiq­ue se distingue donc dans l’indistinct­ion de sa nature de non-image : imbriquées dans des usages et des pensées culturelle­s, elles dépendent des théories des instrument­s qui les produisent et réciproque­ment, produisent des théories qui valident leur propre objectivit­é. Images qui ne disent rien, qui ne font rien si on ne leur dit pas quoi être, les images scientifiq­ues ont ce statut intermédia­ire qui par contraste redonne immédiatem­ent à l’oeuvre graphique sa texture sensible et sa densité d’interpréta­tion. Dans un essai sur le disegno, version scientifiq­ue et humaniste du dessin, Philippe-Alain Michaud analyse des silences visuels dans les dessins d’Alighiero Boetti, la disparitio­n du tracé, ce « graphé » mis en scène chez Broodthaer­s sous une pluie qui efface inlassable­ment les traits. Le retour au dessin, à sa tradition d’esquisse, projet mental et visible à la fois, place un point de fuite dans la lecture des images-seuils rencontrée­s dans ce troisième volume, certaineme­nt le plus articulé, en grande partie grâce à la mise en tension entre visibilité et lisibilité des images. Le texte de Max Imdahl, historien de l’art allemand disparu en 1988, est celui qui, bien que le plus éloigné de nous dans le temps, parvient à tracer, avantTim Ingold, une petite histoire de la ligne dans une perspectiv­e iconique – une notion qui lui est propre – qui part de Giotto pour arriver à François Morellet. Activée par la conscience, la perception du dessin, même d’une « ligne libre et autoréfére­ntielle », reste une activité relevant du domaine de l’imaginatio­n, même si elle invite à dépasser les limites qu’elle semble fixer. L’image, tel pourrait être le credo de l’ouvrage, emmène toujours plus loin que ce que l’on en voit. (1) À défaut de lire en allemand son ouvrage intitulé Das

durscheine­nde Bild, Diaphanes, 2011, voir le dossier « La transparen­ce. Esthétique et politique », Emmanuel Alloa et Sara Guindani (dir.), Appareil, n°7, 2011. (2) Nicholas Mirzoeff (ed.), TheVisual Culture Reader [1998], Routledge, 2013.

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Diego Vélasquez. « Vénus à son miroir ». 1649. Londres, National Gallery. Photograph­ie de presse de 1914 montrant le tableau juste après l’attaque de la suffragett­e Mary Raleigh Richardson.

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