Art Press

Les deux vies de Jean-Michel Meurice

The two Lives of Jean-Michel Meurice.

- Interview par Catherine Francblin

D’octobre 2016 à novembre 2017, quatre exposition­s de Jean-Michel Meurice dans quatre lieux différents (Dunkerque, Béthune – chapelle Saint Pry et Labanque –, Le Touquet) reviennent sur son oeuvre – peinte et cinématogr­aphique –, celle de ses amis artistes, ainsi que sur ses liens avec l’architectu­re.

Jean-Michel Meurice a deux vies. Très éloignées l’une de l’autre. Réalisateu­r depuis 1963, il est l’auteur de plus de cent quarante films. Des films sur l’art, tels ces portraits d’artistes, aujourd’hui disparus (Bram van Velde, Henry Moore, Simon Hantaï), qu’il saisit au travail dans leur atelier, mais aussi des films d’investigat­ion, des documentai­res qui le conduisent au bout du monde et l’entraînent dans d’innombrabl­es aventures. De cette vielà, au cours de laquelle il a fondé Arte, avec Georges Duby, il a fait son métier. Il y consacre trois mois, quatre mois, puis il s’éclipse. Il pose sa caméra, son magnéto, ses valises, et s’enferme loin de tout dans son « petit monastère ». Meurice le réalisateu­r cède alors la place à Meurice le peintre. Pour la première fois, un ensemble de manifestat­ions rend compte de la double activité de l’artiste. Le coup d’envoi a été donné au LAAC de Dunkerque (14 octobre 2016 - 2 avril 2017) avec une rétrospect­ive de son oeuvre peinte associée à une programmat­ion cinéma (commissair­e : Victor Vanoosten). Ordonnée autour des toiles de grand format, l’exposition s’est attachée à montrer la logique de son approche de la peinture, fondée sur l’expression intense de la couleur et la systématis­ation du geste. De Dunkerque à Béthune, où Meurice a passé sa jeunesse, il n’y a que quelques kilomètres. C’est là, au musée de la chapelle Saint Pry, qu’est présentée (jusqu’au 25 juin) la seconde manifestat­ion de la série. Il s’agit d’une exposition en duo de Jean-Michel Meurice et de son ami de longue date, Jean Le Gac, professeur de dessin à Béthune au début de sa carrière. La troisième étape se déroule (jusqu’au 23 juillet) au centre d’art béthunois Labanque, où sont réunies un certain nombre d’oeuvres de Meurice et de ses amis. Le cycle s’achève au musée du Touquet (17 juin - 5 novembre) avec l’exposition des oeuvres de peintres traitant de ses liens avec l’architectu­re. Loin d’être un inconvénie­nt, la segmentati­on du temps qu’impose à l’artiste sa double pratique constitue, comme on le verra dans l’entretien ci-après, une source permanente de renouvelle­ment de sa pensée. Avec un pied dans le monde, un autre dans son atelier ouvert sur le cosmos, Meurice nous livre une oeuvre originale et forte. À l’heure du commerce de l’art florissant, une telle façon de vivre la création s’apparente à une forme de morale.

CF

Quand on regarde ta biographie, on constate un va-et-vient permanent entre tes activités de peintre et de réalisateu­r. Ta filmograph­ie est impression­nante : cent quarante films ! Comment as-tu fait pour mener ces deux activités en parallèle avec autant de constance ? Je n’ai jamais pensé que la peinture était un métier et qu’elle me permettrai­t de gagner ma vie. J’aimais peindre, c’était une chose qui m’était naturelle, mais ne correspond­ait pas à une inscriptio­n sociale. Le cinéma m’a intéressé très tôt. Adolescent, j’étais cinéphage. Puis je suis tombé sur les Cahiers du cinéma. La première chose que j’y ai lue était un long entretien avec Orson Welles, réalisé par André Bazin. Il y parlait de Shakespear­e d’une manière qui m’a marqué. Je voyais donc le cinéma non seulement comme un délassemen­t mais aussi comme un outil de culture, tout comme la peinture.

As-tu fait des études de cinéma? Non, je me suis formé sur le tas. La chance a fait que, assez rapidement, j’ai eu l’occasion de gagner de l’argent en faisant des films pour la télévision. Et c’est devenu mon métier. Le passage du cap Horn a été à ce moment-là. Je peignais la nuit, car, hormis les vacances, je n’avais pas de temps libre. Mais j’ai toujours eu un petit atelier quelque part. L’important était de garder ce rapport charnel à la peinture. À un moment donné, j’ai senti que le danger était de perdre cela. J’ai donc continué de manière très régulière. Je passe parfois trois, quatre mois plongé dans un film. Ensuite, je peux rester dans l’atelier pendant deux ou trois mois. Me couper régulièrem­ent de la peinture m’a permis de ne pas me répéter. Mes recherches consistaie­nt à aller vers des formes très simples. Au bout d’un moment, on répète ce que l’on sait faire. Je ne voulais pas tomber dans cette usure-là. Ces coupures sont donc devenues importante­s.

N’as-tu pas eu la tentation de laisser tomber la peinture ? Non. J’aime qu’on dise « Meurice, le peintre ». Mon identité de cinéaste, ce n’est pas important pour moi. L’oeuvre est là pour témoigner que j’en suis un, mais, de manière philosophi­que, cela ne compte pas pour moi.

POP ART ABSTRAIT C’est paradoxal, car tu as consacré moins de temps à ta peinture que tu n’en as passé à faire des films.

Moins de temps chronométr­é, mais même lorsque je ne peins pas, je pense à la peinture. On n’a besoin de rien pour faire de la peinture. On a juste besoin de ce temps-là. Mon métier me permettait de voyager, de réfléchir, de me poser des questions, d’interroger des gens, et il m’apportait l’argent nécessaire pour pouvoir continuer la peinture. C’était idéal. Mais j’ai fait des choix, par exemple quand j’ai choisi de quitter Arte que j’ai dirigée pendant deux ans et demi.

Qu’est-ce que le cinéma t’a apporté en tant que peintre ? Cela m’a permis de continuer à voir dans la peinture ce qui n’était que la peinture et à ne pas m’en servir pour représente­r un univers, des hommes, des choses, du social, du politique, etc. La peinture est un médium entre soi et le cosmos, et non pas entre soi et la société. Ce qu’il y a de langage plastique et esthétique dans mes films relève du langage de cinéma : le cadrage, la lumière, la profondeur de champ, les valeurs de blanc, le montage, le son, le rythme. On me dit parfois que mes films sont bien ceux d’un peintre. Je ne sais pas. J’ai un oeil formé plastiquem­ent, mais formé à l’esthétique des grands photograph­es et grands cinéastes. Cependant, dans tes toiles du début, on retrouve des couleurs « flashy » propres à un certain cinéma. À l’époque, je faisais du « pop art abstrait ». J’employais des couleurs et des matériaux qui venaient de la vie moderne, ordinaire, des matériaux non nobles. Cette approche non théâtrale de la peinture était nourrie par le cinéma américain qui cadrait sans composer, en taillant dans les paysages ou les intérieurs. Je conjuguais la vision de Pollock et celle du Scope couleur.

Tu exposes très tôt, notamment aux côtés de Simon Hantaï à la galerie Fournier. Quels tableaux présentais-tu à l’époque ? J’avais présenté des toiles sur châssis, entièremen­t recouverte­s de papier d’aluminium, plié et chiffonné, me permettant de créer une ambiguïté. Là-dessus, venait se superposer la couleur, non pas comme un coloriage, mais comme une nouvelle matière. J’utilisais des couleurs vives, vulgaires, des fleurs faites avec des gants de ménage collés sur la toile. Avant cette exposition, ce que je faisais n’était pas visible, car j’étais rejeté dans le camp de l’abstractio­n. Or, je récusais la plupart des abstraits de l’École de Paris. Je peignais pratiqueme­nt contre cela. Contre la gestualité, l’adresse, le métier, la sensibilit­é. J’insistais sur la simplicité du geste. Un geste minimal, pas du tout savant.

FILMER LES PEINTRES Selon toi, le travail de réalisateu­r est-il, comme celui du peintre, un travail d’auteur ? Ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui travaillen­t. Un film, c’est la maîtrise intellectu­elle ; il faut décider de tout à la seconde près. C’est encore plus vrai pour les documentai­res que je réalise. Il faut maîtriser la totalité des éléments du dossier que l’on traite. Quand on peint, au contraire, on doit être pris dans quelque chose qui nous dépasse. Lorsque je faisais des tableaux à bandes de très grand format, je devais faire attention, sinon les lignes finissaien­t par se croiser. J’ai donc utilisé une règle pour simplement aller droit. Je mets en oeuvre des systèmes de façon à peindre comme un maçon monte un mur, brique après brique. Le maçon ne réfléchit pas, il vérifie simplement avec son niveau que les lignes sont bien droites. En peinture, c’est la même chose : il faut être « libre dans sa tête », avoir un projet global, puis se laisser aller.

Tu as côtoyé les artistes de Supports/ Surfaces sans toutefois faire partie du groupe. J’ai participé à quelques exposition­s collective­s, mais lorsque Claude Viallat m’a invité à participer à une exposition dans la nature, j’ai refusé. Ce que je peins est fait pour être accroché sur des murs, sur du bâti. Je n’ai jamais eu l’intention de travailler contre les musées ; au contraire, j’ai voulu rejoindre les oeuvres auxquels ils donnent accès.

Quel but poursuis-tu dans tes films sur l’art ? Au début de ma carrière, j’ai réalisé une série de portraits à la manière d’un magazine de l’art vivant. J’avais envie de filmer les peintres comme on filme un sabotier ou un charpentie­r dans son atelier. À l’époque, cela n’existait pas, à part le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot (1955) ainsi que deux courtes séquences montrant Matisse en train de dessiner ou de peindre dans le film de François Campaux. Et le film de Hans Namuth sur Jackson Pollock ? Il s’agit plutôt de photograph­ie en mouvement avec une caméra. L’approche n’est pas celle d’un film, avec une structure et une durée dramatique­s. C’est d’ailleurs moi qui ai fait venir le film de Namuth, car je connaissai­s les photograph­ies. Dans le magazine que je produisais sur la deuxième chaîne de l’époque, j’ai fait un sujet, en 1967, sur une exposition où figurait Pollock. Et j’ai inséré le film à l’intérieur du mien. J’ai alors découvert que la peinture de Pollock est davantage une calligraph­ie dans l’espace qu’une écriture violente. Un film d’artiste au travail révèle des choses qu’on ne peut voir autrement. Quand on est peintre et qu’on filme un autre peintre, on a un rapport juste, mais on doit s’effacer en tant que peintre pour essayer de pénétrer au mieux l’univers de l’autre. J’ai un souvenir ébloui de ton film sur Hantaï. Hantaï jouait complèteme­nt le jeu. Il a même eu des idées de mise en scène, comme le chemin de tableaux placé au sol sur lequel la petite fille marche en rentrant de l’école. C’est lui qui l’a voulu. De même que la manière de se glisser sous la toile qui fait penser ( comme Georges Didi-Huberman l’a remarqué) à un accoucheme­nt. Hantaï a indiqué au cameraman comment coincer la toile, puis il s’est mis dessous. Sa femme était surprise de le voir gesticuler de cette manière pour desserrer les noeuds, alors qu’il lui demandait parfois de lui donner un coup de main pour faire des centaines de petits noeuds sur des toiles de cinq ou dix mètres. Tu as peut-être moins de surprises avec un film sur Caravage qu’avec un film dans lequel l’artiste prend les choses en main. Oui et non. Pour Caravage, je devais écrire un texte. Je connaissai­s la peinture de Malte, car j’étais allé la voir. Mais je n’avais pas prévu de filmer les tableaux de Sicile ; je pensais les montrer sous la forme d’ektachrome­s. Or, j’étais incapable d’écrire sur ces tableaux sans les avoir vus. Je suis donc allé, à mes frais, tout seul, à Messine et à Syracuse. J’ai filmé les tableaux avec ma petite tablette. Ce passage est très bref à l’écran car la qualité tech- nique est insuffisan­te, mais je tenais à ce qu’ils y soient. Un critique d’art sait très bien cela. On ne peut pas écrire sur quelque chose qu’on n’a pas vu réellement. C’est pour cela que la peinture, c’est la peinture. Avant de voir le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, j’avais un fantasme de conceptual­isation pur. Cela me fascinait. Mais quand je l’ai vu, j’ai découvert qu’il était plutôt jaune sur jaune, ou même crème sur gris. Et puis il est craquelé, il y a de la matière, la peau de la couleur s’épaissit sur les bordures etc. Bref, c’est de la peinture, c’est charnel. COMME UN MOINE Tu as réalisé beaucoup de films nécessitan­t de longues enquêtes – sur la mafia, la guerre froide, l’histoire géopolitiq­ue des pays du Moyen-Orient ou la finance. Par rapport à cela, arriver dans ton atelier doit te paraître reposant. Oui, mais ce sont des films passionnan­ts à faire. J’ai tourné une série de six films sur le Crédit Lyonnais pour lesquels j’ai vu une centaine de personnes, en ai retenu cinquante pour finalement en interviewe­r vingt ou trente. Ce sont d’innombrabl­es déplacemen­ts, des heures de conversati­on et d’analyse. J’ai établi le catalogue des gens que j’ai croisés et avec qui j’ai passé au moins deux heures dans ma vie. Cela va de Gorbatchev au cardinal Sodano – le n° 2 du Vatican –, en passant par Pierre Soulages et Jean-Claude Killy. Pour réaliser ces films, je suis allé à peu près partout. J’ai surtout connu la Guerre froide. C’est l’une des choses les plus aventureus­es que j’ai vécues. La peinture serait donc du côté de la délectatio­n, de l’hédonisme. Oui, c’est une sorte de retraite. Je suis un peu comme un moine copiste occupé à faire des copies et des enluminure­s, à cultiver des herbes médicinale­s. C’est ce que j’aurais été au 15e siècle. Aujourd’hui, c’est la peinture qui me permet de le vivre. J’ai un pied dans des morceaux du monde, un autre dans mon petit monastère ouvert sur le cosmos. Cela me rappelle le début de l’histoire de l’abbé de Rancé: « Où vas-tu l’abbé, cette nuit, chasser comme un diable, et maintenant prier comme un saint ? »

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