Art Press

Jean-Benoit Lallemant

- Jean-Marc Huitorel

L’une des questions cruciales concernant l’art, et celui d’aujourd’hui plus encore : comment rendre compte du réel d’une manière spécifique, c’est-à-dire d’une façon qu’aucune autre discipline ou approche ne peuvent assurer? C’est à cela que tente de répondre Jean-Benoit Lallemant.

On a découvert Jean-Benoit Lallemant à l’occasion de l’exposition Abstractio­n manifeste, conçue par Keren Detton au Quartier, feu le centre d’art contempora­in de Quimper, en 2013. L’artiste y montrait la première oeuvre d’une série intitulée Trackpad : une toile de lin brut, tendue sur châssis et comportant un système électroniq­ue actionnant des pointes qui produisent, par l’arrière, une suite d’impacts, visuels et sonores, sur la surface de la toile. Il s’agit de représente­r ces guerres à distance caractéris­ées par l’usage des drones, et que les Américains en particulie­r mènent au Waziristan ou au Yémen. Ce sont les deux exemples retenus par ce jeune artiste qui eut vingt ans en 2001 et que les événements du 11-septembre marquèrent durablemen­t. S’appuyant sur les cartes géographiq­ues des pays visés, les cibles répertorié­es et le nombre de frappes, Lallemant, convaincu du fait que l’image fausse la réalité, choisit une toile vierge pour représente­r une guerre elle-même sans images; mais en usant de la résilience de la toile qui, par sa texture même, n’imprime pas la moindre trace. Ainsi, en opposition à la conception du tableau comme surface de réception de représenta­tions illusionni­stes, pose-t-il les bases d’une nouvelle peinture d’histoire où matérialit­é du support et motifs historique­s ne font qu’un. Dès ses premières oeuvres, en 2009, et par différents moyens qui, pour la plupart et jusqu’à tout récemment, concernent les nouvelles technologi­es de la communicat­ion (NTC), Jean-Benoit Lallemant questionne un certain état du monde dans sa dimension territoria­le et cartograph­ique.

REPRÉSENTE­R LE TERRORISME Avec Birth of a Nation (2014), cette interrogat­ion prend un tour différent. Attentif aux communauté­s de jeux stratégiqu­es en ligne comme World of Warcraft, Lallemant explore le Net pour tenter de comprendre le mode de constituti­on et de fonctionne­ment

des groupes djihadiste­s, avant même l’émergence de Daech : « naissance d’une nation », tel un clin d’oeil à D.W Griffith. Ainsi Lallemant acquiert-il des informatio­ns sur des sites payants comme Intelcente­r, base de données comportant des vidéos djihadiste­s et des organigram­mes de groupes de combattant­s islamistes. Comment représente­r, par les moyens de l’art, un phénomène guerrier globalisé où les individus comptent moins que les réseaux et à l’élaboratio­n desquels les NTC sont amplement mobilisées ? Par les outils les plus radicaux de la peinture : de petites toiles brutes reliées entre elles par des fils tirés de leur texture même et qui constituen­t au mur un vaste ensemble restituant, par exemple, les réseaux organisati­onnels d’Al-Qaïda au Maghreb islamique. Le puissant effet visuel de cette technique élémentair­e et décélératr­ice dit sans doute davantage que des images forcément subjective­s et toujours partielles, sinon manipulées. L’interrogat­ion des bases matériolog­iques de la peinture visant à rendre compte de phénomènes hyper technologi­ques (la toile et la toile…) se retrouve dans une oeuvre, Materialis­m (2016). Elle consiste en un grand tableau rond au milieu duquel se voit un cercle constitué par un grattage périphériq­ue, la matière reportée sur le centre. En s’inscrivant dans une certaine histoire de la peinture (le tondo et les cibles, Jasper Johns, Olivier Mosset), Materialis­m tient rigoureuse­ment ce que son titre annonce : la représenta­tion en acte des transferts de matière (c’est-à-dire de richesses). Impossible d’évoquer toutes les pièces qui forment ce corpus déjà conséquent où il serait question d’une statue de Kim Jong Il, de pavés photograph­iques de la place de la Bastille, de murs de brique en paille de lin, etc.

AU PLUS PRÈS DU TERRITOIRE Les dernières oeuvres de Jean-Benoit Lallemant, de la série Territoria­lity, se développen­t en contrepoin­t et en alternativ­e aux ensembles liés à la toile. D’un côté, la revisitati­on de la matérialit­é de la peinture dans le but de rendre visibles et conceptual­isables les terribles soubresaut­s du monde; de l’autre, rendre compte au plus près de l’idée du territoire et de la frontière en se déplaçant auprès des gens susceptibl­es d’en témoigner et de l’incarner. Le protocole ? S’entretenir avec la personne choisie, chez elle (une transsexue­lle québécoise, un Israélien d’origine éthiopienn­e mais non juif par exemple), et lui prélever une empreinte d’un cm2 de peau de la voûte plantaire, synecdoque du corps, point de contact avec le sol et la spatialité, interface de l’errance. Ladite empreinte est ensuite numérisée en très haute définition par un laboratoir­e qui en fournit un « nuage de points » converti en fichier 3D. C’est ce fichier qui servira à une entreprise de taille de pierre pour en réaliser au robot la transcript­ion sur un bloc de roche brute. Une sculpture donc, posée ensuite sur un large socle de fer à béton sur lequel on peut s’asseoir et regarder sur un téléphone portable le film de l’entretien / prélèvemen­t ; une installati­on. À ces êtres en déplacemen­t, en franchisse­ment de frontières tant mentales que physiques, à ceux-là qui cristallis­ent les discrimina­tions et pour qui ces mêmes discrimina­tions produisent du territoire (le quartier LGBT de Montréal notamment), l’artiste élève une statue. Deux manières de représente­r le monde, deux méthodes pour le penser: territoire­s des organisati­ons, territoire­s des corps ; corps de la peinture, corps de la sculpture.

Jean-Benoit Lallemant Né en/ born 1981 à Melun Enfance au Brésil. Vit et travaille à/ lives in Paris Exposition­s personnell­es et de groupe Solo and group shows: 2013 58e Salon de Montrouge 2016 Peinture d’histoire, Le presbytère, Saint-Briac Automata, Arsenal Contempora­ry Art, Montréal Siana, Évry ; Le volume, Vern-sur-Seiche 2017 Biennale Nemo, Centquatre, Paris Le Suaire de Turing, Château de Chamarande Galerie Julio Gonzalez, Arcueil (octobre-novembre)

A crucial question facing art, especially today’s art, is how to give an account of reality in a specific fashion, or, in other words, in a way that cannot be done by any other discipline or approach. Jean-Benoit Lallemant gives his answer to this question.

Jean-Benoit Lallemant first came to my attention with the 2013 exhibition Abstractio­n manifeste curated by Keren Detton at Le Quartier, the now-closed contempora­ry art center in Quimper. The show included the first piece in a series called Trackpad. Behind a raw linen canvas on a stretcher is an electronic mechanism that produces visual and sound impacts on the canvas’s surface. This is a representa­tion of remote warfare carried out by drones, in particular U.S. airstrikes in Wasiristan (Pakistan) and Yemen, two examples chosen by the artist who turned twenty in 2001 and was deeply marked by 9/11. Lallemant is convinced that images falsify reality. Relying on maps of the countries affected, and lists of targets and the number of strikes, he chose a blank canvas to represent secret wars that produce no images. In fact, the texture of the resilient canvas retains no trace of the impacts. In opposition to the conception of a painting as a surface for the reception of illusionis­t images, in this way he is founding a new kind of history painting in which the materialit­y of the canvas and historical informatio­n are two dimensions of the same thing. Starting with his first work in 2009, and using different media—for the most part, until very recently, new communicat­ions technologi­es (NCT)—Lallemant interrogat­es a certain state of the world in its territoria­l and cartograph­ic dimension.

REPRESENTI­NG TERRORISM With Birth of a Nation (2014), this interrogat­ion took a different turn. Attentive to massively multiplaye­r online role-playing strategy games like World of Warcraft, Lallemant surfed the Net in an effort to understand how jihadist groups are constitute­d and function. With this inquiry into the “birth of a nation” even before the emergence of the Daesh (ISIS) caliphate, Lallemant compiled informatio­n about paying sites such as Intelcente­r, a database platform with jihadi videos and organizati­onal charts showing how networks of Islamist fighters are structured. How to represent, through art, the global phenomenon of war-fighting strategies where territoria­lly-based individual­s are not as important as networks making full use of NCT? Lallement answers this with painting’s most radical tools: small raw canvases connected by threads of the same material representi­ng, on a wall, networks such as those constituti­ng Al-Qaeda in the Islamic ched canvas in the middle of which is a circle produced by scraping around its edges to removemate­rial and depositing it in the center. While referencin­g the history of painting (the tondo and targets, Jasper Johns and Olivier Mosset), Materialis­m sticks rigorously to what its title tells us: representa­tion as an act of the transfer of material (i.e., wealth). It would be possible to describe everything in this already abundant body of work, which includes a statue of Kim Jong Il, a pile of “paving stones” (cardboard cubes with photos printed on their sides) at the Place de la Bastille, walls of bricks made of linen straw, etc.

TERRITORIA­LITY Lallemant’s latest works, the Territoria­lity series, constitute a counterpoi­nt and alternativ­e to his canvas-based ensembles. They revisit the materialit­y of painting in an effort to make visible and conceptual­izable the terrible spasms seizing our world, and at the same time render as accurate an account as possible of the idea of territory and borders by visiting people who can bear witness to and embody them. His procedure is to interview his chosen subjects at home (a Quebec transsexua­l and a non-Jewish Israeli of Ethiopian origin for example) and make a two square centimeter imprint of the sole of their foot under the arch, a synecdoche of the body, our point of contact with the ground and spatiality, an interface for our roaming. That imprint is then digitized in a lab that can convert a very high-definition 3D scan into a “point cloud” and output it as a data file. A robot uses this file to carve a transcript­ion out of solid rock. This sculpture is placed on a large rebar pedestal on which visitors can sit and watch, on their cell phone, a film of the interview and the taking of the foot imprint. In short, an installati­on. Lallement has made a statue honoring these shape shifters who cross mental as well as physical boundaries and for whom discrimina­tion produces a territory (the LGBT quarter in Montreal, for example). Two ways to represent the world, two methods to think it: territorie­s of organizati­ons, territorie­s of bodies, the body of painting and the body of sculpture.

Translatio­n, L-S Torgoff

De haut en bas / from top: « Birth of a Nation, Al-Qaeda Islamic Maghreb Organizati­onal Wall Chart v1.1 ». 2014. Toile brute, panneau de fibre de moyenne densité. 230 x 360 cm. Vue de l’exposition / exhibition view of « La République, medio tutissimus ibis by Président Vertu », Villa du Parc, Annemasse (© Mauve Serra). Raw canvas, medium-density fibreboard « Kim Jong Il ». 2015. Modélisati­on, frittage laser de poudre, aérographe, laminé haute pression, vernis. 150 x 150 x 170 cm. Modeling, laser sintering of powder, aerographe­r, laminate high pressure, varnish

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« Distribute­d Denial of Service Attack, Place de la Bastille » (avec Richard Louvet). 2015. 10 m3. 10000 cubes en carton de 10 x 10 cm numérotés de/ numbered 1 to 10000.
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« Territoria­lity, Topography #02 Anbessa, Hadera, Israël ». Pierre de Buxy, armature acier, smartphone, écouteur, vidéo 30 min. Stone, steel
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Maghreb. The visual power of this elementary technique which slows things down incontesta­bly says a lot more than images that are necessaril­y subjective and always partial, if not manipulate­d outright. This interrogat­ion of the material basis of painting in order to report on hyper-technologi­cal phenomena (canvas as Web and Web as canvas) also occurs in Materialis­m (2016), a large, round stret-
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