Art Press

Béla Tarr l’enterremen­t du cinéma

Béla Tarr. Burying Cinema.

- Interview par Emmanuel Burdeau

Les neuf films réalisés par Béla Tarr entre 1979 et 2011 ont construit une des oeuvres les plus fortes et influentes du cinéma moderne. Jacques Rancière, qui lui a consacré un livre (1), voit en lui un artiste majeur du « temps d’après » la faillite de la promesse communiste, chez qui les longs plans-séquences parviennen­t à briser les cycles de la répétition grâce à l’attention accordée à la croyance intacte en une vie meilleure. Or cette oeuvre est désormais close. Le cinéaste hongrois a en effet décidé de prendre sa retraite après le Cheval de Turin, en 2011. Artpress l’a rencontré à l’automne dernier, alors qu’il était au Fresnoy - Studio national des arts contempora­ins en tant qu’artiste invité.

Votre souhait de ne plus réaliser de film tient-il ? Beaucoup de cinéastes ayant fait comme vous sont revenus sur leur décision… La mienne tient. Vous êtes d’ailleurs la première personne à qui j’en ai parlé… C’est dans l’entretien que j’ai accordé aux Cahiers du cinéma, pour l’Homme de Londres (2008), que j’ai en effet pour la première fois annoncé ma décision : « Encore un, et j’arrête ». Il était difficile de vous croire, à ce moment-là. Je savais, moi, que si je faisais le film que je voulais, ce serait mon dernier. Après le Cheval de Turin, j’ai su que j’avais dit tout ce que j’avais à dire sur la vie, les gens, tout. Le cinéma est une drogue, quand on est un junkie du cinéma il est très difficile d’arrêter… Je détesterai­s par-dessus tout me répéter. La répétition ne m’a jamais intéressé. Peu à peu j’ai développé un « style », et chacun des films que j’ai réalisés a soulevé de nouvelles questions. Je n’ai donc cessé de m’élever, ou dem’abaisser au contraire, comme vous préférez. Je pourrais réaliser d’autres films, je reçois sans arrêt des offres : « Signez ici, et faites ce que vous voulez ». Je ne veux pas. Mon désir d’accomplir des choses est intact, mais pas celui de réaliser des films.

Avec tout cela en tête, le tournage du

Cheval de Turin a dû être une expérience

très particuliè­re… L’équipe et moi plaisantio­ns souvent à propos du fait que nous étions en train de réaliser le dernier film. Tout le monde savait que, cette fois, c’était vraiment la fin. Je me rappelle avoir dit à l’équipe que je voulais mettre la caméra par terre, voire en terre. Nous avions donc conscience de mettre en scène l’enterremen­t de la caméra, voire du cinéma… Nous avons tourné pendant une cinquantai­ne de jours dans des conditions difficiles : parfois, le soleil brillait alors que nous voulions un ciel gris, parfois il neigeait… Et en dépit de cela personne ne voulait que ce tournage s’arrête. J’ai eu la chance d’avoir une bonne équipe. Elle n’a pas bougé pendant longtemps. J’ai par exemple toujours travaillé avec la même personne pour la grue. L’écrivain László Krasznahor­kai a également été un collaborat­eur essentiel, plusieurs de ses romans étant devenus des films que j’ai réalisés. Lui et moi, nous n’étions pas d’accord sur tout. Nous ne parlions jamais d’art, seulement de la vie. László détestait les tournages, je crois qu’il n’y est venu qu’une ou deux fois… Était-ce aussi votre cas, et une des raisons pour lesquelles vous avez souhaité arrêter ? Les cinéastes qui détestent tourner – et préfèrent écrire ou monter – sont plus nombreux qu’on ne le croit… Non. C’est pendant un tournage que tout se passe. Il faut être sur place pour créer, pour voir comment les personnage­s réagissent les uns avec les autres : il n’y a rien de plus important. Il arrive

qu’un tournage soit difficile, notamment lorsqu’on franchit certaines limites. Mes plans sont si longs, par exemple, qu’en général il ne reste plus rien à faire à la table de montage… Il faut donc les régler au plus précis. Agnes Hranitzky, officielle­ment ma monteuse, est en vérité ma co-auteure. Elle était tout le temps sur le plateau, regardant tout sur le moniteur, criant en même temps que moi… Du premier au dernier, comment décririezv­ous ces étapes que vous avez franchies film après film ? Je ne sais pas. Je n’ai suivi aucun plan déterminé à l’avance. La pratique a décidé de tout. Vous devez recevoir aujourd’hui des sollicitat­ions de toute part… On me propose sans arrêt des rétrospect­ives. Le Lincoln Center de New York en a organisé une en 2012. Je n’y suis pas allé. Pas question que je donne mes empreintes digitales à un flic à moitié fasciste à l’aéroport. Je vais vous dire : si les États-Unis ont peur que mes soixantede­ux pauvres kilos mettent en danger le capitalism­e, alors ce pays est très faible.

Vous en avez fini avec le cinéma de fiction… Mais pourriez-vous réaliser des documentai­res ?

Je suis trop agressif pour le documentai­re. Mais j’ai toujours été impliqué dans la réalité. Documentai­re ou pas, la réalité est la seule chose qui compte. Quelle était votre attitude à l’égard du cinéma à vos débuts, quand vous avez réalisé Nid familial ? Comment avez-vous appris à faire des films ? C’est la vie qui m’a appris le cinéma. Tout, toujours, vient de la vie : les situations, la façon dont les gens réagissent à des situations concrètes… On regarde, et ensuite on décide de tourner. La véritable question se pose alors : où placer la caméra ? C’est une décision morale. En 2013, j’ai ouvert la Film Factory à Sarajevo. J’essaie constammen­t de sensibilis­er les étudiants à cette question. Un cinéaste doit respecter et servir la dignité humaine. Ce n’est pas une chose qui s’apprend, et encore moins une chose qui s’enseigne. J’ai réalisé le Nid familial avant d’intégrer une école de cinéma. J’avais 22 ans, je n’avais aucune envie de frapper à la porte… Je voulais la défoncer et envoyer chier tout le monde. J’aimais le cinéma, mais ce que je voyais me semblait bidon, très éloigné de la vie. Nous étions en 1977-78, l’époque des Nouvelles Vagues des années 1960 était déjà derrière nous, le cinéma était passé sous domination d’un langage industriel prévisible. Le Béla Balazs Studio m’a donné cinq jours de tournage, une caméra seize millimètre­s, deux lampes, un ingénieur du son. C’est tout : j’ai fait le Nid familial avec ça. Ensuite, j’ai eu la chance d’avoir un très bon professeur, qui a vu que je savais ce que je voulais faire et m’a encouragé à réaliser, sans attendre, mon deuxième film. J’ai réalisé deux longs-métrages tout en étant à l’école, l’Outsider (1981) et Rapports préfabriqu­és (1982). La mission d’une école de cinéma devrait être de protéger ses étudiants du système capitalist­e, de faire en sorte qu’ils puissent réaliser ce dont ils ont envie, de leur donner entière liberté. C’est ce que j’essaie de faire à Sarajevo. Je ne suis pas prof, ni directeur. Je suis une sorte de mentor qui essaie de comprendre la vision des étudiants et de les encourager. Et je suis un père, un frère… J’ai besoin de toute l’empathie dont je suis capable pour essayer de saisir ce que ces jeunes gens veulent. La Film Factory ne ressemble à aucune autre école, sinon peut-être au Bauhaus, en ce sens qu’elle mélange débutants et gens expériment­és. Enseigner l’art me semble impossible. Nous essayons de développer des sensibilit­és. Je suis fier de ce que nous avons accompli en trois ans et demi. Mais faute d’argent et de subvention­s, l’école va fermer. Il se peut qu’un jour elle rouvre ailleurs, je vois ça un peu comme un cirque ambulant… Les étudiants sont souvent contaminés par l’art, ils ont tendance à se prendre pour des artistes… Je ne suis pas d’accord avec ça. Être artiste est comme une récompense, une décoration. Il faut avant tout être un travailleu­r. Si votre travail touche les gens, alors vous pourrez dire que vous êtes un artiste. Pas avant. Et ce n’est pas à vous de le décider. Il faut toujours en revenir à la vie, là est le principal. Je ne parle pas de la vie quotidienn­e, je parle de la vie à tous les niveaux : la nature, les conflits, les tensions sociales, tout.

À vos débuts, quel était le cinéma que vous admiriez ? Godard était mon dieu. Tout ce qu’il faisait, politiquem­ent, artistique­ment, me touchait. J’ai eu la chance de le rencontrer une fois. C’était au festival de Rotterdam, en 1982 ou en 1983. J’étais jeune et bête, je voulais savoir d’où il tenait son secret. Son cigare à la bouche, il m’a regardé et dit quelque chose comme: « Je ne sais plus, j’ai oublié… ». À l’époque j’étais déçu, mais à présent que je me trouve dans une position un peu similaire, je comprends très bien son refus de l’admiration béate. Mes étudiants veulent toujours que je leur présente mes films. Je résiste : il n’y aurait rien de pire que de leur transmettr­e une recette. Une fois nous avons regardé le Tango de Satan (1994) ensemble. Huit heures en comptant l’entracte. Le lendemain, nous en avons discuté pendant quatre heures. C’était très intéressan­t, je leur ai parlé de chaque plan, de chaque prise. Mais cela ne change rien au fait qu’il n’y a pas de secret. Après Godard j’ai découvert Fassbinder et Cassavetes. N’oubliez pas que j’ai grandi dans un pays communiste : il y a donc de nombreuses choses auxquelles je n’ai eu accès que tard. Mon plus gros choc de spectateur a eu lieu lorsque j’ai vu pour la première fois un film d’Ozu. J’étais déjà cinéaste. Et je crois que, dans ma vie, je n’ai jamais ressenti un choc comparable à mon premier séjour au Japon. J’y ai été invité pour montrer Almanach d’automne (1985). Mon guide était un professeur de quatreving­t-dix ans. Il m’a emmené voir une exposition où était présenté un tableau entièremen­t blanc, à l’exception de deux points noirs. Il m’a dit : « Je suis sûr que pour vous qui êtes occidental, le coeur du tableau, ce qu’il raconte, tient dans les deux points. Pour nous c’est le blanc ». À l’époque, j’avais déjà commencé à réfléchir à Damnation (1988). Ce voyage et cette expérience m’ont convaincu que je pouvais faire ce dont j’avais envie. Plus de frontières. J’étais libre d’écouter le blanc. Je suis sûr que personne ne remarque l’infuence japonaise devant Damnation, mais je vous assure qu’elle est bel et bien là. Vous avez évoqué le Tango de Satan. Comment avez-vous pu mener à bien un projet aussi hors norme? L’ensemble de la production s’est étalé sur quatre ans. J’ai d’abord passé un an à voyager dans la région des plaines, la moitié moderne de la Hongrie. C’est maintenant un endroit que je connais comme le creux de ma main, maison par maison. J’avais le roman avec moi. László Krasznahor­kai me faisait confiance pour en tirer un film. Il m’a montré les lieux du livre, ses personnage­s… Mais cela n’allait pas, c’était affreux. J’ai compris qu’il était parti de là pour créer son propre univers. La réalité, cette fois, n’était pas assez forte. Il n’était pas question que je réalise une adaptation. Rien de plus bête : le cinéma est un langage et la littératur­e en est un autre. Impossible de traduire, pour passer de l’un à l’autre, il faut transforme­r. À force de conduire et de loger dans des hôtels sordides, j’ai commencé à mieux voir ce que László avait fait. Et j’ai décidé qu’écrire un scénario n’aurait aucun sens non plus. Le livre de László comportait douze chapitres : à partir de là j’ai décidé de découper le film en douze courts-métrages. Je déteste les scénarios, en général j’écris les miens en une semaine. Un scénario n’est bon que pour convaincre les banques. Chaque film que j’ai tourné, je le connaissai­s par coeur, image par image, avant même de mettre les pieds sur le plateau. Je n’ai jamais ouvert un scénario pendant un tournage, jamais. La deuxième année a été consacrée à l’organisati­on de l’ensemble. L’histoire s’étale sur trois jours en automne. Nous pouvions seulement filmer au début du printemps et à la fin de l’automne. Le tournage s’est donc étalé sur deux ans. Cent vingt jours de tournage en tout. Vos projets ? Je prépare une exposition pour l’EYE Film Museum à Amsterdam (2). Je ne vous en dirai rien. Venez, c’est tout. (1) Le Temps d’après est le titre de l’essai de Jacques Rancière consacré à Béla Tarr, Éditions Capricci, 2011. (2) L’exposition, intitulée Tille the End of the World, a ouvert le 21 janvier et s’achève le 7 mai 2017. Béla Tarr Né en/ born 1955 à/ in Pecs, Hongrie Longs-métrages : le Nid familial (1979), l’Outsider (1981), Rapports préfabriqu­és (1982), Almanach d’automne (1985), Damnation (1988), le Tango de Satan (1994), les Harmonies Werckmeist­er (2000), l’Homme de Londres (2007), le Cheval de Turin, Ours d’argent au Festival de Berlin en 2011

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 ??  ?? Ci-dessus et page de droite/ above and page right: « Damnation ». 1988
Ci-dessus et page de droite/ above and page right: « Damnation ». 1988
 ??  ?? Page de gauche et ci-dessus/ page left and above: « Le cheval de Turin ». 2011. “The Turin Horse”
Page de gauche et ci-dessus/ page left and above: « Le cheval de Turin ». 2011. “The Turin Horse”
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