Clemens von Wedemeyer points de vue
Having a Point of View.
La documenta 13 (2012) a sans doute marqué un tournant dans la trajectoire de Clemens von Wedemeyer. L’artiste y présentait Muster/Rushes, une installation vidéo narrant simultanément trois histoires sous forme de « docufictions », à raison d’une par écran, projetées sur un large dispositif triangulaire empêchant de facto les spectateurs de saisir la totalité des images qui leur étaient données à voir. Les trois histoires ont été filmées dans un même lieu : le monastère bénédictin de Breitenau (Hesse, Allemagne, non loin de Cassel), mais relatent des faits qui se sont déroulés respectivement en 1945, 1970 et 1994.
En 1945, le monastère est un camp de travail ; en 1970, un internat pour filles et, en 1994, un mémorial. Trois temps, trois générations. Avec, pour fil conducteur, une histoire allemande qui aura vu la chute du IIIe Reich – la « scène » retenue par Wedemeyer est celle de la libération du camp –, les attaques terroristes de la Fraction Armée Rouge (RAF), les mouvements contestataires et l’Allemagne réunifiée et pacifiée s’adonnant à un travail de mémoire. Ces trois temps, Wedemeyer ne cherche en aucun cas à les dissocier, mais à les conjuguer, en misant sur la sollicitation d’un spectateur invité à se mouvoir autour des écrans.
POLYPHONIE Cette supposée conjugaison s’effectue à de nombreux niveaux. À travers l’unité des lieux, celui du monastère et du dispositif d’exposition ; par le biais du concours des acteurs passant pour certains d’entre eux d’une fiction à une autre ; par l’enchevêtrement des bandes-son qui composent une polyphonie nous permettant de saisir des bribes de ce qui se trame de l’« autre côté » du ou des écrans, dans la mesure où il est effectivement possible d’embrasser d’un même regard deux d’entre eux. Cependant, cette polyphonie, aussi fédératrice soit-elle, ne nous autorise pas réellement à « accorder » les différentes histoires, les fragments de conversations entendus là- bas nous détournant de ce que nous sommes censés assimiler ici. Elle nous contraint en conséquence à composer nos propres trame narrative et parcours. Les plus cartésiens passeront méthodiquement d’un écran à l’autre, de préférence en respectant la chronologie, les autres opteront pour une approche plus désorganisée et intuitive, génératrice de va-et-vient entre les écrans, afin de respecter la portée, fût-elle source de « malentendus » et d’incompréhensions, de décrochages et de lacunes, du dispositif triangulaire pensé par Wedemeyer. Car si l’auteur a retenu celui-ci au détriment d’un mode de présentation qui ferait se succéder épisodes, et donc sons et images, c’est in fine en raison d’une volonté de responsabiliser celles ou ceux auxquels les films s’adressent. Les inciter à adopter un point de vue. Or, cette question du point de vue est au coeur de cette entreprise cinématographique.
RÉSISTANCE Point de vue de l’artiste, du ou des opérateurs (pas nécessairement Wedemeyer), des acteurs, d’éventuels commentateurs ou métacommentateurs, et donc de nous spectateurs, ce point de vue s’accompagnant souvent d’une interrogation sur les conditions et contextes (salle de cinéma, écran en plein air, etc.) de projections des films ( Von Gegenüber, 2007, et Sun Cinema, 2010). Les spectateurs peuvent encore une fois prendre le risque de passer à côté d’un éventuel « contenu » des films, un tel parti pris étant souvent le seul moyen de ne pas trahir l’essence de ses oeuvres. À l’ère de l’hyperinformation et du fact checking, Wedemeyer joue souvent la carte déceptive, de l’échec et ou de la zone d’ombre, comme l’atteste le Basler Podest qui avait été monté pour la première fois à la foire de Bâle de 2006 (« remonté » depuis, notamment à l’occasion de la récente rétrospective à la Hamburger Kunsthalle). Une sorte de studio d’enregistrement ravagé dans lequel figuraient, entre autres, une chaise renversée, des gouttes de sang et des empreintes de pieds. Autant d’indices d’un improbable et inquiétant scénario laissé en suspens. Autant de pièces à conviction tournant à vide. Autant de composantes d’un puzzle dont on chercherait en vain à dégager un sens. Là réside la part de mystère qui émane des oeuvres de Wedemeyer. Par moments « déconstruites », mises en perspective, (auto) commentées et, en cela, dotées d’un appareil de « notes » conséquent, elles résistent cependant à toute tentative et tentation qui viseraient à les enfermer dans un cadre trop restrictif. Cette contradiction émane tout particulièrement de l’exposition, initialement présentée au Neuer Berliner Kunstverein, que la galerie Jocelyn Wolff a consacrée à l’artiste en 2016.
DÉCONSTRUCTION Intitulée P.O.V. (Point of View), cette exposition met en scène plusieurs films s’articulant autour d’une matière brute cinématographique datant des années 1938-1942. L’auteur en est le cinéaste amateur et Freiherr [Baron] Harald von Vietinghoff-Riesch. Il ne cessera de filmer sur le front – mais dans une position « en retrait », en dépit de la politique iconoclaste instaurée par les autorités allemandes – des épisodes pour la plupart anecdotiques et loin d’une imagerie « spectaculaire » qu’on est en droit d’attendre d’un membre de la Wehrmacht. Il était en effet visiblement plus sensible au sort des chevaux – Vietinghoff-Riesch est un Rittmeister [capitaine de cavalerie] – que des victimes humaines de la barbarie nazie. P.O.V. constitue aussi une sorte de piège, étant donné qu’on serait tenté d’inscrire ces films dans une optique autobiographique. Harald von Vietinghoff-Riesch n’est autre en effet que le grand-père de Wedemeyer, mais ce lien de filiation s’avère en fin de compte tout aussi anecdotique que la plupart des images captées par son aïeul. Décédé dans les années 1950, celui-ci appartient à une autre histoire, bien que celle-ci soit présente pour n’importe quel Allemand de la génération de l’artiste, né en 1974. Les films de Vietinghoff-Riesch ont certes été projetés dans un cadre familial quand Wedemeyer était enfant. Ont-ils pour autant contribué à orienter ou influencer son parcours de plasticien ? On notera à ce titre que les films du grand-père ont intégré le Bundesfilmarchiv. C’est à partir de ce fonds et non plus des archives familiales que Wedemeyer a donc (re) produit ses oeuvres, comme s’il jugeait nécessaire, avant de les retravailler, que ces images soient désormais entrées dans le domaine public. Que nous disent ces films ? En définitive rien de substantiel et on chercherait dans un premier temps, non sans embarras, à en dégager un éventail de significations et de messages consistants. À l’image du Basler Podest, ces petits films d’amateur relèvent de l’avant ou de l’après, d’un hors-champ qui nous tient, à quelques rares exceptions près, à l’écart des crimes nazis. Et c’est bien entendu ce point de vue décalé, presque insignifiant, par moments teinté d’une insouciance et d’une légèreté insupportables au regard de ce qui se tramait en dehors des images, qui a incité Wedemeyer à développer ses multiples variations. Variations pas tant, ou du moins pas exclusivement, sur ces films en tant que tels que sur le film en général, l’artiste cherchant, par ce biais-là et dans la continuité de ses autres