Art Press

Marilena Pelosi

- Claire Margat

Immergé dans l’atmosphère morbide d’un conte de Charles Perrault, jumelée à celle des métamorpho­ses d’Ovide, l’univers de Marilena Pelosi est un mélange de terreur mentale et de représenta­tion fantasmée des corps. Est-ce pour mieux s’extirper de ses démons qu’elle a intitulé Catharsis sa récente exposition de dessins, à la galerie Christian Berst, à Paris, du 28 janvier au 25 février 2017, ou pour nous forcer à reconnaîtr­e le malaise inhérent à notre position de voyeur face à la transmutat­ion des corps ?

Par leur facture, les dessins de Marilena Pelosi semblent renouer avec la simplicité de moyens de l’enfance. Elle qui avait été tentée par des études d’art dans son pays natal, le Brésil, s’est ensuite félicitée de ne pas avoir appris à dessiner ; elle a ainsi pu garder la spontanéit­é de sa forme d’expres- sion native. Pour elle, dessiner n’est pas une activité artistique choisie qu’elle pourrait maîtriser par un savoir-faire, mais une nécessité vitale pratiquée quotidienn­ement, qu’elle effectue comme dans un rêve éveillé dont le résultat la surprend toujours. Laurent Danchin, éminent spécialist­e de l’art brut qui vient de disparaîtr­e, la situait dans la famille des dessinateu­rs médiumniqu­es, celle habitée par des images que leur main n’a plus qu’à tracer. L’exposition s’intitulait catharsis. Cela suppose que cette activité la libère et l’apaise – afin, comme elle l’a écrit dans un de ses dessins, de « guérir et de s’éloigner du royaume des morts ». Mais cette guérison qui libère peut aussi concerner – au sens où Aristote entendait le terme grec de catharsis – l’effet produit par la violence d’une représenta­tion. En effet, le parcours de cette exposition donne la forte impression de pénétrer dans un univers interdit, tel celui du cabinet où Barbe- Bleue suspendait ses anciennes épouses. Marilena Pelosi a abandonné la vivacité colorée de ses dessins au profit d’un tracé monochrome en noir ou parfois en rouge. Le choix de cette austérité graphique ainsi que celui d’un format restreint mettent davantage en valeur l’étrangeté dérangeant­e des scènes représenté­es. Elles nous donnent à voir des corps, souvent nus, souvent féminins, reproduits à l’identique et faisant l’objet de multiples vexations, comme dans un jardin des supplices où tortionnai­res et victimes semblent se confondre. S’agirait-il de pulsions érotiques à canaliser dont seuls des corps féminins feraient les frais ? Mais il y a aussi d’étranges métamorpho­ses d’hommes-papillons, et on remarque des marques d’agression sur des corps masculins.

Sans titre. 2016. Stylo à bille sur papier. 21 x 29,5 cm. (Tous les visuels / all images: Court. galerie christian berst art brut, Paris). Untitled. Ballpoint pen on paper

POÉTIQUE DE L’INCARNATIO­N Cette vision érotique et féminine de la sexualité explose en de nombreux fantasmes, où la répétition de corps indifféren­ciés semblerait primer sur la différenci­ation sexuelle. Souvent traversés de tubes qui les relient, les corps communique­nt entre eux par leurs orifices (bouche, vagin) ou par des orifices créés à dessein. Les engendreme­nts de ces créatures pourtant sexuées sont problémati­ques : parfois, on semble être devant un atelier de production de poupées ; d’autres fois, devant des créatures-plantes fixées dans des pots qu’il faut arroser. Les corps peuvent s’exposer comme des acrobates sur un plateau de cirque, mais ils sont parfois aussi allongés, prostrés dans leur souffrance et immobilisé­s en attente d’un traitement. Toute une poétique de l’incarnatio­n s’exhibe dans sa diversité à travers ces représenta­tions toujours surprenant­es : dessiner devient alors pour Marilena Pelosi une activité prolifique de procréatio­n. Cependant, le sens global de cet univers nous échappe. « À première vue, remarquait Laurent Danchin, avec ses femmes nues en catalepsie, ses anges bourreaux et ses « hommes mutés » survolés de bataillons d’abeilles à tête humaine dans d’étranges laboratoir­es où des initiées, aux corps transpercé­s de toutes parts, semblent soumises aux rituels les plus pervers, son art, immédiatem­ent reconnaiss­able, évoquerait plutôt quelque séance de torture sado-masochiste ou la sexualité déviante d’obscures cérémonies d’envoûtemen­t. » Mais ce serait là une manière de réagir à cette oeuvre « à première vue », de refuser de s’y immerger afin de réduire la diversité et l’hété- rodoxie de ces étranges représenta­tions à des chemins sexuels balisés. Alors qu’on a la chance, devant ces images fascinante­s, de pouvoir pénétrer dans un univers opaque, dérangeant et festif, qui est aussi joyeux que lugubre, autant innocent que coupable et aussi calme que frénétique. On se trouve alors devant un mystère, ce mystère qu’elle a été la première à découvrir. Dans le roman de l’écrivaine brésilienn­e Clarice Lispector, la Passion selon G. H. (1), une femme découvre, sur le mur de la chambre de bonne de sa domestique qui l’a quittée, des dessins de silhouette­s au fusain : elle reste saisie par le tracé des corps de « ces silhouette­s ahuries et étirées comme des automates […] qui flottaient sans attaches, comme des spectres de momies […]. Elle conclut : « Le dessin n’était pas une décoration, il était une écriture. » Marilena Pelosi le dit à sa manière dans un entretien avec Danchin : « Ce sont les symboles d’une alchimie mentale qui est intense. »

ÉCRITURE SYMBOLIQUE Comment opère cette écriture symbolique ? En prélevant dans les corps ce qui peut faire sens : seins, sexe féminin, ovaires, phallusser­pent, phallus-os… La nudité est la norme dans les dessins de Marilena Pelosi (très peu de ces figures sont vêtues), mais c’est déjà un élément de significat­ion primaire, une écriture de la différence. Georges Bataille écrit dans l’Érotisme : « La nudité, opposée à l’état nor- mal, a certaineme­nt le sens d’une négation. La femme nue est proche du moment de la fusion qu’elle annonce. Mais l’objet qu’elle est, encore que le signe de son contraire, la négation de l’objet, est encore un objet. C’est la nudité d’un être défini. » Objet proche de sa propre négation, le corps nu fait signe vers sa disparitio­n. Mais ce qui frappe ici, c’est l’absence de déterminat­ion de ces figures presque indiscerna­bles, réduites à l’état de symboles pris dans un procès de transmutat­ion. Comme la narratrice de Lispector prise de malaise devant les dessins qu’elle découvre chez elle et qui sera bientôt prise au piège d’un attrait interdit, nous sommes stupéfaits devant cette inventivit­é hors-norme qui advient lorsqu’une prise de parole se fait par la voie détournée de dessins réalisés dans l’urgence et la solitude, et c’est cela qui relie le travail artistique de Pelosi à l’art brut. Mais il faut savoir convertir ces dessins en écriture, et la narrativit­é de celle-ci est assez proche de celle de bandes dessinées. C’est une écriture qui a pour support, et non la cible, l’image du corps, image dont nous devons opérer un patient déchiffrem­ent. Sommesnous en quelque sorte propulsés comme des voyeurs devant des salles de jeux pour apprentis pervers ? Ou bien, à l’inverse, sommesnous plutôt conviés devant une lecture qui serait plus clinique – voire critique – des relations toxiques à fuir : la domination mère / fille ; la domination masculin/ féminin, ainsi que celle de rapports encore plus complexes, ceux de famille entièremen­t sous influence : « père, mère, fille et Être supérieur », ou encore « père, mère, fille et Être moyen », écrit Marilena Pelosi dans deux de ses dessins. C’est ce qui advient lorsque la médiation d’un pouvoir religieux vient saisir les corps et profiter de leur sexualité. Dans ces tableaux cliniques, les corps représenté­s s’exhibent comme les proies de machines désirantes psycho-sociales qui ne cessent pas de les faire, de les défaire et de les refaire, de les réorganise­r et de les réinventer. C’est ce qui fait de ces créations un instrument de liberté plus que l’expression d’une hantise indépassab­le.

(1) Clarice Lispector, la Passion selon G.H., Paris, Des femmes, 1978.

Marilena Pelosi Née en/ born 1957 à/ in Rio de Janeiro Exposition­s récentes/ Recent shows: 2016 Centre d’étude de l’expression et Centre hospitalie­r Sainte-Anne; Galerie christian berst art brut & galerie Jean Brolly ; Salon du dessin érotique, Paris ; Drawing Now art fair, stand galerie christian berst art brut ; Outsider Art Museum, collaborat­ion entre Dolhuys, Cordaan, et le musée Hermitage, Amsterdam 2017 Oliva Creative Factory, São João da Madeira Espace culturel Séraphine Louis, Clermont de l’Oise ; Galerie christian berst art brut, Paris

Immersed in the morbid atmosphere of a Charles Perrault tale combined with that of Ovid’s Metamorpho­ses, Marilena Pelosi’s world is a mix of mental terror and fantasy representa­tions of the human body. Was it to escape her demons that she gave the name Catharsis to her recent show of drawings at the Berst gallery in Paris from January 28 to February 25, 2017? Or was it to force us to recognize the disquiet inherent in our position as voyeur when presented with the transmutat­ion of bodies?

It’s always risky to write about an artist who is still in school. For the artist, the risk is getting too quickly pinned down on paper like a butterfly. For the writer, there is the danger of making a mistake, because art school is, by definition, a site of all sorts of transforma­tions. Plenty of former painting students have become filmmakers; radical career changes happen all the time. But for me, it’s hard to imagine that Nathanaëll­e Herbelin would dedicate herself to any activity other than painting in the coming years, even if she tries her hand at other things, and even if she is clearly interested in making art and not in the medium for its own sake. Herbelin, whose father is French and mother Israeli, grew up in a small town in the middle of Israel. She learned to paint in Tel Aviv, studying with Russian and Ukrainian artists who immigrated during the 1990s. Her experience gave her a permanent taste for the desert, silence and the culture of the Negev Bedouins, and a close connection with nature. Underlying her work in general is a contrast between great tension and a certain softness. Her melancholy does not exclude touches of humor and a kind of lightness, as for example Café (2015), a cardboard coffee-cup holder, represente­d to look like a Morandi table vase. Along with acquiring a certainty that painting is her destiny over the last few years, Herbelin has produced a body of work that is already marked by a particular coherence. Her first paintings depicted military bases, camps in the desert. The rarely seen people often have their heads turned the other way, or remain in the shadows. When no one is there, you can feel the absence, like in Tzahalon (2014), a canvas shelter decorated with strings of colored light bulbs put up for a greeting ceremony for soldiers from the Gaza Strip who never arrived to eat the cakes that awaited them. She shows reality, the objects around her, as seen through human eyes. “I never have a problem finding something to paint,” she explains, obviously not prey to useless questions. “There’s nothing more interestin­g than reality.” It must have been hard to argue for that point of view during her six months at Cooper Union, a stronghold of abstract art where the figures of Jackson Pollock and de Kooning still loom large. She mischievou­sly references that situation in New York (2015), showing a room with the wall in the background that has been prepared for painting. Spotted with Spackle, it resembles Niele Toroni’s polka dot brushstrok­es. After she started studying at the École des Beaux-arts in 2011 she produced numerous paintings of French landscapes. Then the open spaces began to give way to interiors: a garage oddly lined with wooden planks (a leitmotif that reoccurs obsessiona­lly in her paintings, as if they held secrets they could not reveal), bedrooms with totally bare beds, stage sets with partitione­d-off corners and clothing suspended in the air as if hanging in some kind of closet. Herbelin has recently taken an interest in the relationsh­ip between theater and painting. You can see that she’s been looking at the Italian primitives, Velasquez and Goya, along with nineteenth and twentieth-century painters like Eugène Carrière, Edvard Munch and Ferdinand Hödler, and, more recently, David Hockney and the New Leipzig School. I AM NOT A CAMERA Also among her favorite subjects are piles of old computers abandoned on a sidewalk like the contempora­ry world’s forgotten memory, or perhaps boxes emptied of their substance, useless, discarded objects. Her close attention to the real world around her is manifested in another recurring figure, the shape of draped fabric, screens, shrouding and clothing—khaki camouflage cloth covering tanks in the desert; beached whales wrapped in damp rags to keep them alive; children’s hideouts, the bright red-floored tipi seen against an indetermin­ate, deceptivel­y quiet background. She often paints on small pieces of wood, or large canvases prepared with rabbit-skin glue and calcium carbonate, or burnt sienna. The paint is thinly layered, often scraped away in a process of eliminatio­n. Lately she has developed a new method, starting with watercolor­s and then using oils. Her brushwork is sometimes relaxed but usually very fine. Today she is seeking just the right point in between, as demonstrat­ed in Portrait d’un chien (2015), perhaps the most successful of her subjects. If, like many painters of her generation, she works with a camera so she can skip the preparator­y drawing stage, a revolution is taking place in her work. “I want to get away from photograph­y,” she says, “so that painting can be a real adventure.” To that end she has developed three tools: the representa­tion of staged scenes and the associatio­n of images with the same object seen from different viewpoints, based on which she works out her own image; her ability to observe reality and not just imagine it; and the way she lets ghosts persist on the canvas as if they were pentimenti revealing the gradual and unpredicta­ble evolution of the compositio­n. Take, for example, one of her recent large-format paintings, Nature morte, objets récupérés pendant la période du service dans le Néguev. Arranged in a Parisian apartment we see all sorts of objects found along the road during her military service in the Negev, including a boundary marker a rolled-up rug, a mirror and a potted palm tree—a whole mental landscape.

Translatio­n, L-S Torgoff

 ??  ??
 ??  ?? « Mère, père, fille et être supérieur ». 2016. Graphite sur papier. 24 x 27.5 cm. “Mother, Father, Daughter and Higher Being.” Pencil on paper
« Mère, père, fille et être supérieur ». 2016. Graphite sur papier. 24 x 27.5 cm. “Mother, Father, Daughter and Higher Being.” Pencil on paper
 ??  ?? Sans titre. 2014. Stylo à bille sur carte. 15 x 24 cm.Untitled. Ballpoint pen on card
Sans titre. 2014. Stylo à bille sur carte. 15 x 24 cm.Untitled. Ballpoint pen on card

Newspapers in English

Newspapers from France