Art Press

Une scène artistique en Afrique du Sud.

Fondation Louis Vuitton / 26 avril - 28 août 2017

- Anaël Pigeat

En 2013, dans My Joburg, la Maison Rouge présentait la scène artistique de Johannesbu­rg. Pour sa nouvelle saison, la Fondation Louis Vuitton inaugure une série d’exposition­s consacrées à la création contempora­ine africaine à travers plusieurs angles. L’une d’entre elles montre la collection de Jean Pigozzi ; l’autre, Être là, Afrique du Sud, une scène contempora­ine, offre une vision très politique de la création dans ce pays. C’est l’occasion de brosser ici un paysage encore en proie aux questions qui ont suivi la fin de l’Apartheid en 1994.

Le parti pris de cette exposition, dont les commissair­es sont Suzanne Pagé et Angeline Scherf, consiste à montrer trois génération­s d’artistes : les figures tutélaires comme Jane Alexander, David Goldblatt et Sue Williamson ; les artistes nés dans les années 1970, engagés et militants, qui se sont interrogés sur la constructi­on de subjectivi­tés multiples, comme Zanele Muholi, Moshekwa Langa et Nicholas Hlobo ; et les born-free, la génération Instagram, née après la chute de l’Apartheid, dont l es parents et l es professeur­s ont été les artisans. Certains d’entre eux, comme Bogosi Sekhukhuni et Dineo Seshee Bopape, ont été montrés à Paris, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et au Palais de Tokyo. David Goldblatt vient d’annuler, dans la tristesse, le don qu’il avait fait de son fonds photograph­ique à l’université du Cap au profit de l’université de Yale. Une photo qu’il a prise en 2013 pourrait résumer la complexité des événements qui ont eu lieu récemment. Dans cette image, la statue de Cecil Rhodes (1853-1902), fondateur de la société diamantair­e De Beers, et Premier ministre de la colonie du Cap entre 1890 et 1896, est en train d’être déposée après qu’un groupe d’étudiants l’a recouverte d’excréments; une foule de jeunes gens est groupée autour de la grue, téléphones à la main, pour immortalis­er ce spectacle. Le mouvement « Rhodes Must Fall », qui s’est formé à cette occasion, s’est étendu dans la ville du Cap, où des oeuvres d’art appartenan­t à l’Université ont été brûlées – sans que la communauté artistique s’en émeuve vraiment. Il s’est poursuivi à Johannesbu­rg, sous la forme du mouvement « Fees Must Fall » qui a duré jusqu’à l’année dernière : les étudiants réclamaien­t la baisse des frais d’inscriptio­n,

mais clamaient surtout un mal-être dont il était difficile de définir toutes les limites. Dans sa maison à l’atmosphère chaleureus­e, peuplée de livres, de tableaux et de photograph­ies, David Goldblatt fait part du sentiment complexe et partagé qu’il a éprouvé devant la déposition de la statue de Rhodes, et de l’inquiétude qu’il ressent aujourd’hui. « Nous avons une démocratie, mais toutes nos structures ne sont pas démocratiq­ues, certaines sont des structures de domination », dit-il. Selon certains, qu’ils soient artistes, galeristes, critiques ou commissair­es d’exposition, le mouvement était circonscri­t et s’est éteint avec les gages que le gouverneme­nt a donnés aux étudiants, même si le travail reste encore à faire pour instaurer un régime vraiment égalitaire. Selon d’autres, le pays est aujourd’hui au bord d’une nouvelle révolution.

L’ABSTRACTIO­N DU PARDON

Créée après la chute de l’Apartheid, avec à sa tête l’évêque Desmond Tutu, la Commission de Vérité et de Réconcilia­tion (TRC) a tenté de faire face au passé. Des criminels de l’Apartheid étaient invités à rencontrer leurs victimes ou leurs descendant­s qui pouvaient leur accorder leur pardon s’ils jugeaient leur remords assez sincère. Mais toute la société n’a pas été concernée par Cette page, de haut en bas / this page, from top: Sue Williamson. « It’s a pleasure to meet you ». 2016. Installati­on vidéo, deux écrans, 24’40”. (Court. de l’artiste et Goodman Gallery, Cape Town et Johannesbu­rg). 2 screens Lawrence Lemaoana. « Freedom Is a Stone Throw Away ». 2017. Broderie de coton sur Kanga. 155 x 105 cm (Court. Afronova Gallery ; Ph. J. Potgieter). Embroidery, cotton Page de gauche / page left: David Goldblatt. « The Removal of Statue of Cecil John Rohdes from the Campus of the University of Cape Town, 9 avril 2015 ». 2015. Impression numérique sur papier 100% cotton. 91 x 129 cm. (Court. de l’artiste et Goodman Gallery) ces opérations, et la justice est loin d’avoir été faite partout. Dans It’s A Pleasure To Meet You, Sue Williamson a filmé, dans la plus grande économie de moyens, des jeunes gens en train de raconter leurs échanges avec les assassins de membres de leurs familles. Leurs mots font éprouver de façon saisissant­e la difficulté de la situation actuelle. Sue Williamson elle-même est une ancienne activiste et journalist­e ; elle a fait partie du mouvement « Fans of District Six », en 1966, au moment de la démolition forcée de ce quartier cosmopolit­e, où les ori- gines et les religions se mêlaient en harmonie – un petit musée communauta­ire en raconte aujourd’hui l’histoire de façon émouvante. Son atelier est installé à Woodstock, dans un quartier d’entrepôts balayé par les grands vents du Cap. À côté de boules à neige rapportées du monde entier et posées sur une étagère, un portrait d’Helen Joseph, la gouvernant­e qui s’est occupée des enfants de Mandela pendant sa détention, est accroché au mur ; elle fait partie de la série A Few South Africans, ensemble photograph­ique de héros célèbres ou anonymes qu’elle a constitué.

LA RÉVOLUTION CONTRE L’ABSURDE

Même si on le voit souvent dans les biennales et les musées du monde, le travail de William Kentridge prend un sens particulie­r sur sa terre natale. Il habite la maison où il a grandi, avec une véranda qui donne sur les collines résidentie­lles de Johannesbu­rg, au milieu d’un jardin entouré de hauts murs aux clôtures électrifié­es, comme le sont toutes les maisons alentour. Son atelier est à Downtown, là où les immeubles construits sous l’Apartheid sont aujourd’hui squattés dans la misère et la violence. Dans ses petits théâtres et dans ses machines infernales, William Kentridge montre « l’absurde pris dans une logique implacable ». Ainsi définit-il l’Apartheid qui a eu cours entre 1948 et 1994, date à laquelle a eu lieu une transition démocratiq­ue, non suivie des effets économique­s et sociaux qui auraient dû y correspond­re. « Tout le monde a raison et tout le monde a tort », dit-il. Il n’y a plus de bancs sur lesquels les Noirs ne peuvent pas s’asseoir, ni de jardins publics où ils ne peuvent pas entrer ; les bureaux de Poste n’ont plus d’entrées séparées pour les Noirs et les Blancs. Mais la ségrégatio­n est encore terribleme­nt présente aujourd’hui.

UN ART QUI A UN OBJECTIF

Aujourd’hui, rares sont les travaux qui s’interrogen­t sur l’art abstrait ou les questions de la modernité – il est vrai aussi qu’on leur porte moins d’intérêt. La vision de la scène sud-africaine que montre l’exposition Être là est politique. Ce sont des oeuvres qui ont un objectif. Comme le raconte Rory Bester, professeur à l’Université de Witwatersr­and à Johannesbu­rg, l’éducation artistique était encore, jusque récemment, très européocen­trée. Mais les professeur­s d’aujourd’hui sont les artistes qui ont connu la chute de l’Apartheid et l’euphorie qui a gagné le pays entre 1994 et 1998. Les étudiants qui ont lancé les révoltes de 2015 ont grandi avec l’idée qu’ils avaient la meilleure constituti­on au monde, mais les promesses qui leur ont été faites ne sont pas

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