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W. G. Sebald le royaume de l’exil ; Jaume Cabré trois soleils

W. G. Sebald Amère patrie. À propos de la littératur­e autrichien­ne Actes Sud, 256 p., 22,50 euros

- Laurent Perez

Avec Amère patrie s’achève la traduction des principaux ouvrages deW. G. Sebald chez Actes Sud. Comme la Descriptio­n du malheur (2014), il s’agit d’un recueil d’articles universita­ires sur la littératur­e autrichien­ne, premiers jalons d’une oeuvre critique qui occupera plus de la moitié de sa bibliograp­hie, non sans se tresser toujours plus étroitemen­t à son oeuvre « littéraire » proprement dite. Les deux livres, parus initialeme­nt en 1985 et 1991, au moment même où mûrissent les premiers textes de création de Sebald ( D’après nature, 1988; Vertiges, 1990), offrent un éclairage en tous points extraordin­aire sur les thèmes et les intuitions qui structuren­t une pensée dont la mise au jour continue de poser de sérieuses chausse-trapes au lecteur. Le thème de l’exil traverse inévitable­ment tout l’ouvrage, s’agissant d’un pays à l’identité mal assise, hésitant entre le souvenir mégalomani­aque de l’empire catholique et le folklore abrutissan­t de la « petite patrie » ( Heimat) à l’intérieur du vaste ensemble germanique. Né en Allemagne dans l’Oberallgäu, vallée alpine cernée de près par la frontière autrichien­ne, Sebald appartient pleinement à cet univers. Révulsé par les effluves persistant­es du nazisme dans l’Allemagne d’après-guerre où il grandit, il revendique pour lui-même le sentiment d’exclusion, de discordanc­e et d’arrachemen­t dont il observe attentivem­ent les symptômes chez des écrivains juifs autrichien­s comme Peter Altenberg ou Joseph Roth. Un futur biographe de Sebald identifier­a certaineme­nt de nombreux points de convergenc­e entre son existence et les anecdotes qu’il relève dans celle des écrivains dont il s’occupe, auxquelles il consacre parfois un véritable petit récit. Son portrait de Jean Améry est ainsi, à bien des égards, un autoportra­it et, quand il rapporte les tentatives de Charles Sealsfield de s’engager au service des Habsbourg en dépit des options libérales qu’il affiche par ailleurs, il n’est certaineme­nt pas sans penser à sa propre tentation d’intégrer le Goethe-Institut au sortir de ses études. Fin et précoce lecteur de Walter Benjamin, Sebald relève avec profondeur l’insistante présence du messianism­e juif dans la littératur­e de l’exil, dont la référence occupe encore plusieurs passages mystérieux de Vertiges et des Émigrants. L’étude extrêmemen­t élogieuse qu’il consacre à Peter Handke (auquel le jeune universita­ire, impétrant écrivain, s’identifie manifestem­ent beaucoup) lui permet d’articuler le motif messianiqu­e à la question de la vocation littéraire. Puisqu’« il n’est guère d’époque, si calamiteus­e soit-elle, qui n’ait un Juste parcourant le pays », l’espoir est toujours permis, confirmant la validité d’un destin voué à l’apprentiss­age et à l’enseigneme­nt, afin « que la quête perdure, que le cadet prenne la suite de l’aîné, que l’élève devienne maître ». L’analyse stylistiqu­e qu’il fait de l’oeuvre de Handke, comme d’ailleurs ses remarques sur Joseph Roth ou a contrario sur Hermann Broch, fournit quelques indication­s sur les conditions auxquelles le récit peut exercer un rôle consolateu­r, voire rédempteur. Il s’agit avant tout de garantir une ouverture, par l’exactitude du propos et la fidélité au détail concret – qualités éminemment illustrées, en effet, par l’oeuvre ultérieure de Sebald, dont l’accompliss­ement de plus en plus douloureux rappellera cependant combien tout exil, même intérieur, est irréparabl­e.

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