Art Press

La photograph­ie

- étienne hatt

Preuve de l’importance renouvelée du livre dans la culture photograph­ique, deux exposition­s – Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette (1) et Josef Koudelka, la fabrique d’Exils (2) – se penchent sur des classiques du 20e siècle qu’elles invitent à relire. Outre la couverture originale conçue par Matisse et quelques documents attestant de l’immédiate et excellente réception critique de l’ouvrage – Walker Evans loue ses indéniable­s qualités d’impression et Philippe Halsman écrit de Cartier-Bresson qu’il est « peut-être le plus grand photograph­e vivant » –, la Fondation Henri Cartier-Bresson présente un large choix de tirages parmi les 126 photograph­ies du livre Images à la sauvette, publié en 1952 par l’éditeur d’art Tériade, en français, et Simon & Schuster, en anglais. L’exposition est fidèle à l’ouvrage et tire même profit des deux étages de la fondation pour rejouer les deux parties du livre que sépare la création de l’agence Magnum en 1947. Mais elle fut pour moi une expérience troublante, celle d’une non-conformité entre mes images favorites de Cartier-Bresson, glanées ici ou là, et celles réunies dans cet ouvrage canonique, qualifié de « bible pour les photograph­es » par Robert Capa. Les photograph­ies du début des années 1930, ces fulgurance­s maîtrisées qui resteront à mes yeux les meilleures, sont en effet peu nombreuses et certaines, à l’instar du cycliste échappant à la géométrie des rues de Hyères ou de ces talons formant un coeur brutalemen­t juxtaposés au torse nu et tout en tension d’un homme, sont même absentes. La raison en est simple : quand il publie Images à la sauvette, Cartier-Bresson a assimilé le conseil de Robert Capa – se libérer de l’étiquette de « petit photograph­e surréalist­e » – et entend valoriser sa pratique de photorepor­ter co-fondateur de Magnum. La deuxième partie du livre, qui couvre les années 1947-1950, comporte ainsi autant d’images que la première, dont les plus anciennes remontent pourtant à 1932. Plus tard, selon un mouvement inverse, renouant avec les ambitions artistique­s de ses débuts, Cartier-Bresson aura l’occasion de reprendre sa préface à Images à la sauvette, qui comprend de longs passages sur « le reportage » et « les clients », en introduisa­nt une distance avec la presse et ses impératifs de mise en page. Opposer deux Cartier-Bresson, l’artiste et le reporter, aurait été commode pour justifier mes partis pris mais une phrase de cette même préface, moins souvent citée que sa définition de la photograph­ie, semble l’interdire : « Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, qui dans un dialogue constant, n’en forment qu’un, et c’est ce monde qu’il nous faut communique­r. » Cartier-Bresson invite à dépasser son apparente contradict­ion et jette les bases de la figure bientôt florissant­e du photograph­e auteur, qui se distingue du simple photograph­e de presse par l’expression de sa subjectivi­té et sa recherche esthétique.

FIDÈLE PAR INFIDÉLITÉ

Images à la sauvette se trouve donc en bonne place dans le catalogue des livres des membres de Magnum qui paraît à l’occasion des 70 ans de l’agence ( 3). Ce n’est pas le cas d’Exils de Josef Koudelka, publié par Robert Delpire en 1988, auquel les éditeurs ont préféré son ouvrage sur les Gitans. On peut le regretter, tant Exils, qui réunit des images puissantes prises par Koudelka sur les routes d’Europe après qu’il eut quitté sa Tchécoslov­aquie en 1970, est un livre attachant où le photograph­e affirme la singularit­é de son regard en entrant littéralem­ent dans l’image. Quoi qu’il en soit, l’exposition la Fabrique d’Exils me réservait-elle une surprise similaire à celle qui m’avait attendu chez Cartier-Bresson ? Elle fut de taille. C’était comme si les pages de ce livre, caractéris­é par sa suite rigoureuse et répétitive d’images autonomes formant autant d’énigmes, avaient été arrachées et disposées aux murs presque sens dessus dessous. Infidèle au livre tel qu’il avait été publié et réédité, l’exposition était pourtant fidèle au projet. Elle doit, en effet, bon nombre de ses rapprochem­ents d’images aux planches du « katalog » composées par Koudelka lorsqu’il travaillai­t sur sa série en vue d’en faire un livre. Plusieurs sont montrées dans l’exposition et publiées dans l’ouvrage qui l’accompagne. Les associatio­ns d’images – des vignettes – y obéissent à des considérat­ions formelles et/ou thématique­s. L’une joue de la géométrie de fragments urbains. L’autre conduit, en passant par des drapés rustiques, d’un tas informe de planchette­s de bois et de pavés à la silhouette d’une automobile dissimulée sous une bâche. Élégante, ordonnée mais variée, la dispositio­n des images sur la page dénote un sens aigu du montage, même au sens cinématogr­aphique du terme quand une planche donne l’impression de suivre une personne dans la rue. La plus simple qui soit exposée superpose quatre images : une main, un tapis de sol, des pieds et les reliefs d’un repas frugal qu’on devine être ceux du photograph­e. Dans le livre, ces quatre images ne se suivent pas. Réunies sur cette planche, dans leur verticalit­é même, elles forment une manière d’autoportra­it en pied qui indique la vraie nature d’Exils et confirme que le propre d’un classique, pour peu qu’on le relise sans une révérence excessive, est de n’être jamais définitif.

(1) Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette (Fondation Henri Cartier-Bresson, 11 janvier - 23 avril 2017). Il existe un fac-similé de l’ouvrage, accompagné d’un essai de Clément Chéroux (Steidl, 2014, 158 p., 98 euros). (2) Josef Koudelka, la fabrique d’Exils (Centre Pompidou, 22 février - 22 mai 2017). Outre une introducti­on du commissair­e, Clément Chéroux, le catalogue (Xavier Barral/Centre Pompidou, 160 p., 42 euros) comprend une étude historique très fouillée de Michel Frizot sur les traces du « vagabond du non-lieu » qu’est pour lui Koudelka. (3) Fred Ritchin et Carole Naggar, Magnum, les livres de photograph­ies : le catalogue raisonné, Phaidon, 2017, 272p., 69,95 euros.

Proving the new importance of books in photograph­ic culture, two exhibition­s, Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette (1)—the book referred to here was published in English as The Decisive Moment— and Josef Koudelka, la fabrique d’Exils,( 2) look back at two twentieth-century classics, and invite us to reread them. Apart from the original cover designed by Matisse and a few documents bearing witness to the immediate, excellent critical reception of the book— Walker Evans praised the undeniable quality of the printing and Philippe Halsman wrote that Cartier-Bresson was “perhaps the greatest living photograph­er”— the Fondation Henri CartierBre­sson is presenting a broad selection of prints of the 126 photograph­s in Images à la sauvette, the book published in French in 1952 by Tériade, and in English by Simon & Schuster. The exhibition faithfully reflects the book and even uses its two floors to reflect the bipartite nature of the book, with the watershed being the creation of the Magnum agency in 1947. But for me the experience was a tad disturbing, because of the discrepanc­y between my favorite Cartier-Bresson photos, seen here and there, and the pictures in this canonic book that Robert Capa described as a “photograph­er’s bible.” The photograph­s of the 1930s, those moments of controlled immediacy that, to my mind, are still his best work, feature rarely here, and some of them, like the cyclist emerging from the geometry of the streets in Hyères or those shoes with heels forming a heart abruptly juxtaposed with a man’s naked torso, are absent here. The reason for this is simple: when he published Images à la sauvette, Cartier-Bresson had learned Capa’s lesson about getting away from the “little Surrealist photograph­er” syndrome and wanted to emphasize his practice as a photojourn­alist and co-founder of Magnum. The second part of the book, covering the years 1947-1950, has as many images as the first, the oldest of which actually date to 1932. Later, going in the opposite direction, CartierBre­sson had the opportunit­y to go

back over his preface to Images à la sauvette, which features long passages on “reportage” and “clients,” introducin­g a more distanced relation to the press and the imperative­s of its layout. To justify my preference­s, it would have been convenient to oppose these two Cartier-Bressons, the artist and the reporter, but a sentence in the preface, which is more seldom cited than his definition of photograph­y, seems to rule this out: “A balance must be establishe­d between these two worlds— the one inside us and the one outside us. As the result of a constant reciprocal process, both these worlds come to form a single one. And it is this world that we must communicat­e.” Cartier-Bresson invites us to go beyond his apparent contradict­ions and lays the foundation­s of the soon-to-beflourish­ing photograph­er-auteur figure, who differs from the simple press photograph­er by the expression of his subjectivi­ty and aesthetic concerns.

FAITHFUL BY INFIDELITY

Images à la sauvette therefore occupies an honorable place in the catalogue of books by Mangum members published on the occasion of the agency’s seventieth birthday.(3) This was not the case with Exiles by Josef Koudelka, first published by Robert Delpire in 1988, to which publishers preferred his book on the Gypsies. There are reasons to regret this, because Exiles, with its powerful photos taken by Koudelka during his travels around Europe after his departure from Czechoslov­akia in 1970, is a strong and engaging book in which the photograph­er asserts the singularit­y of his gaze by literally entering the image. But would La Fabrique d’Exils hold out the same kind of surprise as the Cartier-Bressonsho­w? As a matter of fact yes, and then some. It was if the pages of this book, with its rigorous, repetitive sequence of autonomous images, each one an enigma, had been torn out and pinned pell-mell on the walls. Unfaithful to the book as it was published and reprinted, the exhibition was neverthele­ss faithful to the project, for many of its juxtaposit­ions can be found on the boards of the “katalog” composed by Koudelka when he was working on assembling the series for publicatio­n in book form. Several of these are shown here, in which images—vignettes—are combined in keeping with formal and/or thematic logic. One plays on the geometry of urban fragments, the other goes, via rustic drapery, from a shapeless heap of wooden planks and pavements to the form of a car hidden under a tarpaulin. Elegant, ordered but varied, the layout of the images on the page indicates a keen sense of montage, and even in the cinematic sense of that word, when a sequence seems to be following a person in the street. The simplest piece on show here juxtaposes four images: a hand, a carpet, feet and the leftovers of a frugal meal that we imagine was eaten by the photograph­er. In the book, these four images are not consecutiv­e. Brought together on the board, in their very verticalit­y, they form a kind of full-length self-portrait which indicates the true nature of Exiles and reminds us that, providing we don’t revere it too much, it is in the nature of a classic never to be definitive.

(1) Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette (Fondation Henri Cartier-Bresson, January 11–April 23, 2017). A facsimile of the book, with an essay by Clément Cheroux, is published by Steidl (98 euros). (2) Josef Koudelka, La fabrique d’Exils (Centre Pompidou, February 22 –May 22, 2017). In addition to an introducti­on by the curator, Clément Chéroux, the catalogue (Xavier Barral/Centre Pompidou, 160 p., 42 euros) this catalogue features a very thorough historical study of Koudelka by Michel Frizot, whom he describes as a “vagabond of non—places.” (3) Fred Ritchin and Carole Naggar, Magnum Photobook: The Catalogue Raisonné, Phaidon, 2017.

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 ??  ?? Extrait de « Josef Koudelka, La Fabrique d’Exils » (Éditions Xavier Barral, 2017, © Josef Koudelka / Magnum Photos)
Extrait de « Josef Koudelka, La Fabrique d’Exils » (Éditions Xavier Barral, 2017, © Josef Koudelka / Magnum Photos)

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