La Chine et le roman, le réel et le mythe
Yan Lianke À la découverte du roman Traduit du chinois par Sylvie Gentil Philippe Picquier, 208 p., 20,50 euros Yan Lianke Un chant céleste Traduit du chinois par Sylvie Gentil Philippe Picquier, 96 p., 13 euros
Un essai et une fiction de l’écrivainYan Lianke élaborent une pensée du roman fondée sur le « mythoréalisme ».
Il est rare qu’un vrai romancier n’ait pas quelque idée de l’art qu’il pratique. En vérité, cela n’arrive jamais. Même si, parfois, ce romancier peut feindre ou prétendre le contraire. Il sait qu’il va souvent dans l’intérêt d’un écrivain de passer pour moins intelligent qu’il ne l’est. Et tout particulièrement dans le monde d’aujourd’hui qui, pour des raisons évidentes, favorise systématiquement la culture qui divertit au détriment de celle qui réfléchit. Pourtant, une pensée accompagne toujours la fiction. Le dialogue qui s’engage entre l’une et l’autre prend bien entendu des formes très différentes selon les cas. Il y a des romans qui naissent d’une idée. Mais il y a aussi des idées qui naissent d’un roman. Et à un pareil processus auquel il est le premier à assister, aucun auteur ne peut se montrer tout à fait indifférent. C’est pourquoi, on le sait, les meilleurs théoriciens du roman sont les romanciers euxmêmes. Leur idée du roman se trouve d’abord dans ceux qu’ils font et dont il a bien fallu, pour les écrire, qu’ils en aient une idée à un moment ou à un autre. Mais elle peut également s’exprimer ailleurs : dans les propos avec lesquels un auteur se confie, dans les articles de circonstance qu’il signe, dans les essais plus ou moins développés qu’il compose. La chose ne nous choque pas quand elle concerne notre propre littérature – et particulièrement en France où, bien que menacée désormais, une longue tradition intellectuelle nous conduit encore à considérer comme presque naturel qu’un grand romancier soit aussi un grand essayiste. Mais elle va moins de soi lorsqu’il s’agit d’une littérature étrangère. Et, par un préjugé stupide, plus cette littérature nous paraît lointaine, moins nous sommes prêts à lui prêter une pensée qui lui soit propre. Comme si les romans qui nous viennent d’ailleurs étaient le produit irréfléchi d’une sorte de génération spontanée à laquelle aucune pensée n’avait présidé. Il en va ainsi exemplairement avec la littérature chinoise contemporaine. Depuis une bonne trentaine d’années, elle est de plus en plus traduite, toujours davantage étudiée et de mieux en mieux connue en France. Nous lisons les romans chinois d’aujourd’hui. Mais, même si des exceptions existent, il est encore très rare que nous parvienne directement cette pensée du roman dont, bien entendu, la littérature chinoise n’est pas dépourvue et dont les écrivains de là-bas sont les premiers porte-parole. C’est pourquoi il convient particulièrement de saluer la récente traduction de l’essai de Yan Lianke intitulé À la découverte du roman. Il est le fait d’un des principaux écrivains de son immense pays. Réflexion d’un romancier sur le roman, son livre mérite la place qu’il prend dans la liste pas si longue des essais de même nature et de même ambition où figurent notamment l’Art du roman de Milan Kundera ou, plus récemment, De la lecture à l’écriture de J. M. Coetzee ou encore le Romancier naïf et le romancier sentimental d’Orhan Pamuk. Si cela est nécessaire, un tel texte apporte la preuve que le roman chinois pense. Ou plutôt : que le roman pense en Chine et que, s’il le fait selon les conditions propres au contexte culturel et politique dans lequel il s’élabore, il n’en noue pas moins un authentique dialogue avec la littérature universelle à laquelle il appartient aussi.
À COUP DE HACHE DANS LE CIEL
Certainement, À la découverte du roman constitue d’abord un essai de circonstance, une démonstration engagée, et le livre demande d’abord à être lu comme tel. Yan prend position dans le champ de la littérature chinoise au sein duquel il occupe d’ailleurs une situation particulière. Dans son pays comme à l’étranger – en témoignent le Prix Kafka qu’il a reçu en 2014 et les nombreuses langues dans lesquelles il est traduit –, il est en effet considéré comme un écrivain de premier plan. En même temps, certains de ses livres – et particulièrement ceux qui ont été les plus appréciés en Occident – ne sont pas disponibles en Chine tant ils donnent du pays une représentation critique et considérée comme peu conforme à son image officielle. L’auteur revendique de s’inscrire dans une certaine lignée romanesque nationale qui va de Lu Xun à MoYan en passant, par exemple, par Han Shaogong ou Li Rui, et dont il fait l’éloge. Mais il ne manque pas de s’en prendre avec une grande sévérité – et, vraisemblablement, une extrême justesse – à une littérature chinoise contemporaine qui, par inertie ou par intérêt, se soumet à la fois aux injonctions idéologiques de la propagande communiste et à la logique marchande du capitalisme culturel, se trouvant ainsi doublement disqualifiée à ses yeux. D’où la verve et la violence polémiques avec lesquelles Yan s’en prend à sa propre littérature, fustigeant la façon dont elle se soumet à une servitude volontaire digne de l’époque où régnait le réalisme socialiste, dénonçant la manière dont elle fait commerce de récits sans enjeux et dont le succès rétribue le caractère insignifiant et inoffensif. Soulignons au passage qu’il y aurait une grande naïveté ou une grande arrogance de la part du lecteur occidental à s’imaginer que le phénomène que décritYan, sous des formes certes différentes, n’affecte pas également sa propre littérature, où le respect du « politiquement correct » et l’obéissance aux normes commerciales imposées par le marché culturel produisent à peu près les mêmes effets. « À quoi, demandeYan Lianke, ressemblera la fiction chinoise de ce nouveau siècle postsocialiste ? À quoi doit-elle ressembler ? » La réponse à une pareille question exige que soit repris le vieux problème du réalisme romanesque dont Yan se présente comme le « fils impie », l’héritier rebelle, et dont il entreprend de récapituler l’histoire afin d’en distinguer les formes actuelles. Aux réalismes fallacieux ou mondain tels qu’il les définit, qui dominent désormais et qui proposent de la vie une représentation superficielle ou mensongère, il convient d’opposer, affirme-t-il, une autre conception du roman. Et cela suppose qu’on soit en mesure de comprendre la généalogie du genre.
Sur ce terrain, Yan propose une démonstration qui frappe le lecteur par son originalité et sa puissance synthétique d’interprétation, faisant lumineusement la navette entre littérature chinoise et littérature occidentale. Le roman ancien, explique-t-il, se soumettait à un principe de « causalité absolue » en vertu duquel une intrigue, enchaînant les événements, reliait les causes aux effets, proposant de la réalité une représentation systématique qui en exposait et en élucidait la signification. Le roman moderne, tel qu’il naît avec Kafka, continue-t-il, lui oppose une autre vision que régit ce qu’il nomme la loi de la « causalité zéro » : les causes se détachent de leurs effets de sorte que domine le sentiment de l’absurde, le roman n’exhibe plus en son sein qu’un « trou noir » qui stupéfie le lecteur et où toute signification se perd. Ces deux visions se font face. Tout l’enjeu, affirme Yan, consiste à les dépasser simultanément en empruntant une voie tierce – celle de la « semi-causalité » – qui réconcilie les deux précédentes et autorise du même coup la possibilité de renouer avec un réalisme réinventé.
POUR UN « MYTHORÉALISME »
À cette nouvelle voie, Yan Lianke donne le nom de « mythoréalisme ». La démonstration séduira le lecteur français autant qu’elle le laissera parfois un peu perplexe. D’abord parce que le « réalisme magique » hérité de Gabriel García Márquez, que l’écrivain chinois prend pour modèle et qui a visiblement exercé une influence décisive dans son pays, n’a jamais fait sérieusement école dans le nôtre. Ensuite parce qu’on ne résume pas toute l’histoire du roman à l’aide d’une simple formule – aussi ingénieuse qu’elle soit – et qu’une telle tentative appelle nécessairement des nuances, suscite immédiatement des objections. Mais peu importe. De tout cela, Yan Lianke a conscience. Il sait bien – et il le confesse – que le raisonnement qu’il développe revient à « découper le ciel à la hache » – selon une belle image dont j’ignore si elle appartient à la langue chinoise ou s’il l’a inventée. Dès lors qu’elle est le fait d’un romancier, une théorie du roman n’est jamais objective et désintéressée. Elle vise à accompagner, à expliquer et à justifier les livres qu’il signe. Et c’est ainsi qu’elle doit être lue. Le moment est ainsi venu, sans doute, de prendre toute la mesure de l’oeuvre que Yan Lianke construit depuis plus de trente ans et qui frappe par sa formidable diversité. Elle comprend des textes satiriques et subversifs comme Servir le peuple. Mais également, avec Songeant à mon père, un remarquable récit autobiographique et élégiaque dont on peine à concevoir qu’il puisse être le fait du même auteur, du même homme. Opportunément, À la découverte du roman se trouve traduit en même temps qu’Un chant céleste. Ce nouveau récit illustre certainement la conception du « mythoréalisme » que promeut l’essai. Il s’agit d’une sorte de fable typiquement chinoise et qui, enmême temps, acquiert une valeur intemporelle et universelle : une mère bat la campagne afin de marier les enfants attardés auxquels elle a donné le jour, réalisant qu’elle doit donner sa chair pour eux – plus exactement, ses propres os – afin qu’ils puissent vivre à leur tour. L’intrigue est comparable à celle que développait déjàYan dans les Jours, les mois, les années racontant l’histoire d’un vieil homme qui, dans un village menacé par la famine et déserté par ses habitants, entreprend de cultiver un seul épi de maïs dont les sept grains redonneront fécondité à la terre désolée sur laquelle il veille. On n’est pas loin du Giono de Regain ou du Hemingway du Vieil homme et la mer. Mais le « mythoréalisme » dont Yan se fait l’avocat prend sans doute son exacte ampleur dans les romans plus ambitieux que le lecteur français a déjà à sa disposition – et qui, eux, évoqueront certains des textes les plus ambitieux de MoYan ou de Kenzaburô Oé. Notamment : le Rêve du village des Ding, où se trouve relatée l’histoire d’une communauté villageoise décimée par le sida après que les habitants ont accepté d’y vendre leur sang. Ou encore : les Chroniques de Zhalie qui documente la formidable et délirante croissance de l’économie chinoise. Et surtout : les Quatre Livres qui revient sur les pages les plus sombres de l’histoire nationale et met en scène la façon dont la littérature peut parfois se faire la complice abjecte de la répression et de l’asservissement. La réalité prend l’allure d’un rêve. Mais c’est parce que le rêve peut seul exprimer ce qu’il en est de la réalité. Les paysages chinois, que, dans une langue magnifique, décrit l’écrivain, prennent toutes les apparences que les songes leur donnent et ils recueillent une nouvelle fois ce que les légendes avaient autrefois déposé en eux et qui s’en revient à la vie. La fable s’unit à la chronique. De sorte que le présent vient vibrer de tout ce que le passé immémorial du monde contenait déjà de toute éternité. Ce qu’est le « mythoréalisme », Yan le dit dans À la découverte du roman. Il s’agit de « rejeter tout rapport logique superficiel inhérent à la réalité vécue pour aller au-delà, à la recherche du réel qui “n’existe pas”, qu’on ne voit pas, un réel invisible et caché sous la réalité. » Mais n’est-ce pas, qu’il soit chinois ou non, d’aujourd’hui ou d’hier, la vocation de tout roman qui répond à l’appel que lui adresse l’impossible réel ?