La probabilité d’une catastrophe
Thomas Schlesser L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme (1755-2016) Hazan, 288 p., 56 euros L’historien de l’artThomas Schlesser parcourt, dans l’Univers sans l’homme, trois siècles de dépassement de l’humain par la nature et la science.
Depuis Hiroshima, l’extinction de l’espèce humaine n’aura cessé d’être un horizon collectif aussi assuré que l’est pour chaque individu sa propre mort, la pommade technophile ou transhumaniste venant aujourd’hui moderniser celle de la résurrection des corps. Un monde où l’homme aurait disparu : ce cauchemar vraisemblable hante la singulière exploration de Thomas Schlesser. En écho à l’appel lancé par le philosophe Bruno Latour en 2014 pour son projet « Anthropocène Monument », l’historien de l’art ne craint pas d’assigner une mission aux artistes, à rebours de la quête d’émancipation et de subjectivité qui oriente depuis la Renaissance la modernité esthétique. « Jamais il n’a été si nécessaire de matérialiser, de rendre sensibles et intuitifs les problèmes scientifiques, éthiques et politiques de notre contemporanéité ; jamais il n’a été si urgent d’oeuvrer à des réponses s’écartant des modèles dominants de Progrès », affirme-t-il. Le parcours, chronologique, s’articule en trois temps. L’ouvrage s’ouvre dans le fracas du séisme de Lisbonne en 1755 – catastrophe à grand spectacle qui anticipe les blockbusters apocalyptiques de Roland Emmerich, et à l’origine d’un ébranlement considérable de l’ordre intellectuel. La place de l’homme dans la nature est accessoire ; la nature se meut selon sa propre mécanique, souvent insaisissable ; le mal existe et il n’y a rien à en penser : dans le contexte des Lumières, ce désastre est le premier coup porté à l’anthropocentrisme occidental. Le thème de la nature sublime, menaçante ou désertée, parcourt dès lors, comme on sait, toute la peinture romantique jusqu’aux Barbizoniens. Schlesser insiste ici très judicieusement sur la figure de Carl Gustav Carus, scientifique et médecin, explorateur d’une « nature primordiale et authentique », à laquelle l’art, de par sa dimension cosmique, disposerait d’un accès privilégié. Sur le fond de la nature se dessinent aussi les animaux, dont le souci est illustré avec éclat par Rosa Bonheur, première d’une série de figures féminines négligées auxquelles l’auteur s’attache à faire place. Ouvertement homosexuelle et travestie, propriétaire d’une véritable ménagerie dans son château de By, Bonheur consacre aux animaux de véritables portraits, contribuant ainsi à désaxer le regard anthropocentrique. Dans ses ouvrages sur la nature ( l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne, mais aussi la Femme), Jules Michelet procède, quant à lui, à un « déclassement de l’humanité » dans un univers qui se passe fort bien de lui.
L’ENTRÉE DANS L’ANTHROPOCÈNE En inscrivant scientifiquement l’homme dans l’histoire naturelle, l’Origine des espèces de Darwin donne un second coup de boutoir, dont l’onde de choc coïncide avec l’histoire de l’art moderne. L’intuition d’Ernst Haeckel, comme Carus savant et artiste à la fois, selon laquelle la nature possède un « instinct artistique immanent », informe évidemment l’art nouveau; elle exercera aussi une influence importante sur Paul Klee, exemplaire d’une tendance nouvelle à la dilution de la singularité anthropique qui caractérise toute l’abstraction de Kandinsky à Pollock et Hans Hartung. En 2002, la formulation du concept d’« anthropocène » fixe enfin rétrospectivement la conscience plus ou moins confuse de l’entrée, avec la révolution industrielle, dans une nouvelle ère géologique où « l’homme devient une force tellurique et naturante ». Des filmscatastrophes à l’arte nucleare d’Enrico Baj, le thème du désastre annoncé irrigue tous les secteurs de la production culturelle. Il accompagne surtout une profonde redéfinition des moyens et des buts de l’art, dont l’oeuvre de Michael Heizer propose une expression particulièrement radicale. Mystérieuse structure architectonique in progress depuis 1972 au milieu d’une immense zone désertique du Nevada, interdite d’accès jusqu’en 2020, City, qui s’adresse moins à l’humanité actuelle qu’à l’au-delà de la catastrophe, est la « première oeuvre sérieusement post-apocalyptique ». Dans le domaine philosophique, le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux ( Après la finitude, 2006) se veut une autre tentative de s’acheminer vers un « Monde sans hommes », aux confins du pensable. L’Univers sans l’homme trace dans l’histoire de l’art des trois derniers siècles une sorte de piste Hô Chi Minh, invisible et vitale, dont le parcours ne s’éloigne jamais du bord de l’abîme. L’organisation chronologique de l’ouvrage, partiellement contrainte par le contexte universitaire dont il est issu, lui confère une charge bouleversante : en relisant entièrement l’histoire, Thomas Schlesser nous donne à voir d’un nouvel oeil ce que nous sommes devenus et ce que nous sommes appelés à devenir. Mais chacune des pistes qui s’ouvrent en travers de son propos donne l’idée d’autres parcours, d’autres livres. Le thème de la dilution de l’art, de la communion avec la nature, traverse ainsi discrètement toute l’époque de Théodore Rousseau à Giuseppe Penone et au bio art, et court jusqu’à Bas Jan Ader et Joseph Beuys, se chargeant au fil des siècles d’une virulence anthropocritique. Après les avant-gardes du début du 20e siècle, la tentation d’une sortie de l’art apparaît avec non moins d’insistance dans le land art ou dans l’esthétique de la marche de Hamish Fulton. En inventant une nouvelle relation au monde, à rebours de notre tendance à l’arraisonnement et à l’appropriation, certains artistes pourraient bien nous donner la chance « d’être vraiment humains, au moins pour quelque temps, encore ».