Ali Smith comment être double
Ali Smith Comment être double Traduit de l’anglais par Laetitia Devaux L’Olivier, 304 p., 22,50 euros
Comment être double, le dernier roman de l’ÉcossaiseAli Smith est un livre-diptyque vertigineux où se croisent le fantôme du peintre Francesco del Cossa et une adolescente d’aujourd’hui.
Francesco del Cossa est un peintre italien du 15e siècle, dont le nom est attaché à l’école de Ferrare et à la ville de Bologne. Disciple de Cosmè Tura, il réalisa trois des douze peintures allégoriques de la « salle des Mois » du palais Schifanoia, comprenant mars ( le triomphe de Minerve, sous le signe du Bélier), avril (Vénus et les trois grâces, sous le signe du Taureau) et mai (Apollon entouré des Muses et de Pégase dans une scène de moisson, sous le signe des Gémeaux). Présenté ainsi, ce peintre semble appartenir à un passé mythologique. Mais il ne faut pas s’y fier puisque Francesco del Cossa, ou plutôt son fantôme Francescho avec un « h », est l’un des principaux personnages de Comment être double (How to be Both), le nouveau livre de la romancière écossaise Ali Smith, dont le lecteur français a déjà croisé la route grâce à la Loi de l’accident (2007), Girl Meets Boy (2010) ou encore la fable contemporaine le Fait est (2014). Avec Comment être double, entrons dans un livre vertigineux qui annule la monotonie romanesque en parlant de ce qui se passe derrière le miroir. Le miroir, ici, n’est pas une image pour faire joli. Ni reflet, ni jeux savants, mais un tableau en deux volets, livre-diptyque qui dans l’édition originale anglaise s’inversait selon l’exemplaire que l’on avait entre les mains. D’abord l’histoire de Francescho dans l’Italie de la première Renaissance, puis celle de George à Londres aujourd’hui. Ou dans l’autre sens, l’Angleterre en premier, l’Italie à sa suite. Manière à peine déguisée de brouiller les pistes et de déjouer les définitions un peu trop rapides. Le roman décrit la vie de Georgia (appelée George) au moment de la mort de sa mère. Ressemblant à Sylvie Vartan jeune, l’adolescente de 16 ans se prend de passion pour le portrait de la National Gallery du dominicain catalan San Vincenzo Ferreri peint par… Francesco del Cossa, l’artiste cette fois-ci et non sa réincarnation inquiétante. Ali Smith joue tout au long du roman avec ces deux identités, le peintre italien et la fille anglaise, identité double qui pourrait devenir triple, voire plus, si l’on suit la logique enchanteresse proposée par cette phrase digne d’un axiome, en tête d’un chapitre page 61: « Ce garçon est une fille. » Masculin/féminin, passé/présent, vie/mort, réalité/illusion, voici une jungle où l’on croit se perdre sans pour autant jamais se perdre. Et il arrive que la grâce d’un roman évoque autre chose que la vie de personnages, de situations, de drames et de dénouement. On découvre alors des phrases étonnantes qui, sous l’apparence d’une forme universelle, demeurent singulières, comme celle-ci : « L’art et l’amour sont une affaire de bouches couleur cinabre, de noirceur et de rougeur devenues pourpres à force d’être moulues, une affaire de compréhension des couleurs que l’on doit incorporer doucement l’une à l’autre. »
GÉNÉRATION VERSATILE
Cette incorporation douce retrace l’histoire en creux de Comment être double. Incorporation de Francescho et de George, d’une mère et de sa fille, de la peinture et du miroir, de la première partie du roman et de la seconde. Incorporation des écrans car le fantôme luimême surveille l’héroïne, comme le dessin de la caméra de surveillance l’indique explicitement et marque le passage d’un univers à l’autre, de l’image peinte à l’image filmée. Les écrans se multiplient, se déplacent, se métamorphosent, envahissent chaque sphère visible. La déréalisation ou nouvelle réalité est saisie au scalpel, notamment dans une scène entre Georgia et sa mère, à propos de la « génération versatile » et de sa capacité d’attention inférieure à deux minutes. Défense de la mère: « De toute façon, je me moque de savoir combien d’écrans tu regardes à la fois. Je faisais juste mon couplet de parent responsable. » Attaque de la fille : « Mais en fait, tu es parano, comme tout individu de plus de quarante ans. Vous êtes tous là, figés dans le passé, vêtus de toile et de cendres, à vous frapper la poitrine avec un fléau en agitant vos petites clochettes. Impure ! Impure ! L’information tue l’action ! L’information tue l’action ! » Sous couvert d’immersion dans le passé artistique italien, le roman montre le caractère explosif et mortifère de l’information au 21e siècle. Schizophrénie, comment s’en sortir, comment se dédoubler… À la question du « comment », Ali Smith a sa réponse. Celle de laisser la première place à ses livres. Elle ne s’en cache pas lorsqu’elle déclare en septembre 2014 au journaliste Alex Clarke du Guardian : « There is actually nothing to say about me. » S’il n’y a rien à dire sur celle qui écrit, il y a beaucoup à apprendre de ses créatures de papier, de leurs apparitions déréglant l’insipide monnaie d’échange de l’écrivain souvent réduit au rôle de guignol du divertissement. Certain qu’un tel pacte marchand puisse être rompu à la longue, retenons cette situation des peintres de l’école de Ferrare, ainsi décrits par Ali Smith, à la façon d’un autoportrait masqué : « Lorsque nous nous croisions, nous échangions un regard et un silence avant de poursuivre notre route : et presque tout ceux qui voient dans l’art ce que certains appellent subterfuge et d’autres nécessité, se montraient secrètement confiants dans nos compétences, grâce à la détermination que nous avions à poursuivre dans notre voie. »