Art Press

Baudelaire en couleurs

- Philippe Forest

Jérôme Farigoule et Charlotte Manzini (dir.) L’OEil de Baudelaire, poète et critique d’art Paris Musées, 176 p., 29,90 euros

Robert Kopp Baudelaire. Le soleil noir de la modernité Gallimard, « Découverte­s », 160 p., 15,60 euros

Deux ouvrages permettent de prolonger la récente exposition l’OEil de Baudelaire et offrent une version restaurée de Baudelaire poète et critique d’art.

Il est parfois très utile et fort plaisant de revisiter l’histoire littéraire : moins pour ce qu’elle nous apprend de notre passé que pour ce qu’elle nous révèle de notre présent. Prenons Baudelaire. On doute d’avoir quoi que ce soit à découvrir encore de l’auteur des Fleurs du mal. À tort. Dans cette formidable encyclopéd­ie illustrée que constitue la collection « Découverte­s » reparaît le petit volume que Robert Kopp a consacré, il y a une dizaine d’années, au poète et qui offre désormais la meilleure introducti­on qui soit à sa vie, à son oeuvre. L’ouvrage revient en librairie alors que s’achève l’exposition, organisée par le musée de la Vie romantique, autour du « culte des images » dont Baudelaire confessait qu’il s’agissait de sa « primitive passion » et qu’accompagne un remarquabl­e catalogue. L’occasion est toute trouvée pour se demander ce qu’a encore à nous dire un auteur qu’on présente parfois comme l’inventeur d’une modernité dont nous ne cesserions pas d’être les héritiers. Comme tous les bons titres, celui que Robert Kopp a choisi pour son livre soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. « Le soleil noir de la modernité » ? L’expression renvoie naturellem­ent au célèbre vers de Gérard de Nerval (« et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie »). Elle conduit à poser un signe d’égalité entre mélancolie et modernité. Dans le cas d’un écrivain tel que Baudelaire, certaineme­nt, cela se tient : il salue en Delacroix « le chef de l’école moderne » et souligne à l’envie le caractère maladif, voire morbide, des femmes que l’artiste peint dans ses toiles. Comme si de la mélancolie qu’exprime une oeuvre en dépendait la modernité. Ou bien l’inverse. Mais si un « soleil noir » luit bien sur l’univers de Baudelaire, il possède cette propriété particuliè­re et paradoxale de faire resplendir le spectacle qu’il éclaire et d’en laisser ressortir toutes les couleurs qui le composent. Car c’est bien le parti de la couleur – contre celui du dessin – que le poète prend dès ses premiers textes, reconnaiss­ant en Delacroix le digne et génial héritier de Rubens, s’enthousias­mant même pour la pimpante palette du très oublié William Haussoulli­er. Et c’est encore à lui qu’il reste fidèle jusqu’au bout, contemplan­t le flamboieme­nt que fait le soleil couchant au large de Honfleur, tirant de ce spectacle la matière du dernier des poèmes des Fleurs du mal, le retrouvant dans les magnifique­s marines d’Eugène Boudin. Faisant une large place à l’iconograph­ie, recomposan­t ce que fut le « musée imaginaire » du poète, ces deux ouvrages qui paraissent aujourd’hui ont le grand mérite, autant que de nous le faire lire, de nous faire voir Baudelaire. Et donc, de nous le faire voir en couleurs. Je veux dire: avec des couleurs qui semblent aussi fraîches et neuves qu’au jour où elles furent peintes. L’effet est assez saisissant, semblable à celui que l’on éprouve devant un tableau connu lorsque le travail de restaurati­on dont il a été l’objet rappelle à la vie, sous le vernis, ses coloris d’origine. Sous la patine qu’avait déposée à sa surface la longue et unanime vénération de ses lecteurs, le portrait du poète, comme si se communiqua­it à lui la lumière venue des oeuvres qu’il aimait, nous paraît de nouveau extraordin­airement prochain. LE MODERNE, À NOUVEAU Baudelaire fut certes moderne à la manière qui était celle de son siècle et qui, pour cette raison, nous apparaît fatalement datée, n’intéressan­t plus que les généalogis­tes et les archéologu­es. Est-ce si sûr, pourtant ? À l’époque où il commence son oeuvre, la grande vague romantique – qu’illustre Delacroix à ses yeux – appartient déjà au passé. Autant dire que se trouve révolu le temps des avant-gardes. L’heure est au retour à l’ordre que constate et promeut un Sainte-Beuve. Le néo-classicism­e triomphe. Les dramaturge­s remettent au goût du jour la vieille tragédie. Les poètes vont puiser leur inspiratio­n du côté d’une mythologie dont les nobles sujets leur paraissent seuls dignes de leurs vers. Le mot d’ordre réaliste s’impose aux romanciers. Cela ne vous dit rien ? Mais Baudelaire ne veut ni d’un art qui remette en circulatio­n les académique­s vestiges du passé ni d’un autre qui se contente servilemen­t de copier les inconsista­ntes apparences du présent. Toute sa théorie du moderne tient en une telle formule. Elle le conduit à surévaluer le très oubliable Constantin Guys – dont l’exemple sert de prétexte à sa démonstrat­ion – et à ne pas accorder l’importance qu’il faudrait aux toiles d’un Courbet – qu’il soutient pourtant – et d’un Manet – qu’il reconnaît cependant comme le premier dans la « décrépitud­e de son art ». Baudelaire se trompe ? Sans doute. Mais comme tous les grands écrivains, à sa manière, il a raison même – et peut-être, surtout – quand il a tort. Il fait l’éloge d’un art qui n’ait d’autre fin que lui-même et que gouverne l’Imaginatio­n, « reine des facultés ». Telle est la condition du réalisme supérieur qu’il prône et qui permet de réfléchir le monde qui est le sien et qui, finalement, ressemble assez au nôtre. Dans la postface qu’il donne à l’OEil de Baudelaire, Jean Clair le prouve de manière assez implacable, montrant comment nous entourent, sans que nous sachions toujours les voir, les mêmes « tableaux », merveilleu­x et terribles, qu’exposèrent autrefois les poèmes des Fleurs du mal et ceux du Spleen de Paris. C’est à lire. Sans faute.

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Charles Baudelaire (Ph. Étienne Carjat)

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