Ensauvager la pensée
Eduardo Kohn Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain Zones sensibles, 336 p., 23 euros
L’anthropologue Eduardo Kohn remet en cause les fondements de sa discipline et nos manières de penser.
Les forêts suscitent un véritable engouement, dont témoigne l’inattendu et foudroyant succès de librairie rencontré par la Vie secrète des arbres, ouvrage que l’on doit au garde forestier Peter Wohlleben (1). Rappelons que du latin silva, dont nous reste l’adjectif « sylvestre », sont également issus l’adjectif et le substantif « sauvage », et que ce territoire porte en puissance la découverte de mondes dont nous ignorons, pour grande part, la richesse et la complexité. Le livre d’Eduardo Kohn, s’il participe de cet engouement, s’inscrit pourtant dans une démarche singulière. Tout d’abord parce qu’il marque une nouvelle étape dans le « tournant ontologique » amorcé par l’anthropologie, dont les enjeux peuvent se résumer par une question ouverte : comment faire place aux non-humains ? Les premiers éléments de réponse avancés depuis une dizaine d’années par les anthropologues ont, pour la plupart, été réunis sous le terme de « perspectivisme », où se comprennent la prise en considération de la pluralité des modes d’existence qui peuplent des mondes et la manière dont les relations entre différents êtres, humains et non-humains, définissent des mondes pluriels. Mais changer de point de vue ou les multiplier n’est pas nécessairement changer de méthode. La critique qu’Eduardo Kohn adresse à ses pairs – Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Bruno Latour – préconise un décentrement plus radical pour l’anthropologie dans sa volonté de rupture avec la tradition épistémologique. Il s’opère par le couplage des écrits de deux théoriciens. En toute logique, la sortie de l’anthropocentrisme voulue par cette ouverture aux non-humains implique l’abandon du langage symbolique (en tant que représentation spécifiquement humaine) comme seul objet de l’enquête anthropologique. C’est à cette condition, selon l’auteur, que d’autres modes de représentations sémiotiques pourront être effectivement accueillis. Pour comprendre comment communiquent différentes formes de vies, Eduardo Kohn s’appuie sur la sémiotique pragmatique de Charles Sanders Peirce et sur sa partition triadique du signe entre icône, indice et symbole. Deux nouvelles modalités sémiotiques, que partagent humains et non-humains, viennent ainsi enrichir l’enquête anthropologique : l’iconique, « mettant en jeu des signes partageant une certaine ressemblance avec les choses qu’ils représentent » ; l’indicielle, « mettant en jeu des signes qui sont, d’une certaine manière, affectés par les choses qu’ils représentent, ou autrement corrélés avec celles-ci ». Cet usage de la sémiotique de Peirce et son application au vivant s’inscrivent dans le sillage des travaux de Terrence W. Deacon, bio et neuro-anthropologue dont les recherches s’attachent à démontrer l’émergence, c’est-à-dire le processus de formation et les degrés d’organisation de ces modalités représentationnelles non symboliques, « omniprésentes dans le monde vivant (2) ». À l’enquête anthropologique, par conséquent, de décrire cette réalité d’une vie, en son ensemble, sémiotique et, en soulignant les différentes interprétations inhérentes à ses existants, de comprendre les manières dont « les signes font de nous ce que nous sommes ». Le tournant ontologique est à ce prix.
LE VIVANT PENSE
Le substrat théorique de cette entreprise pourra sembler austère et même rebutant. Il n’en est rien car, pour exposer en totalité la méthode suivie par Eduardo Kohn, on devra encore souligner son profond attachement à l’empirisme, qui se traduit par la rigoureuse analyse d’un terrain situé au nord de l’Amazonie équatorienne, où vivent les Runa d’Avila, une population amérindienne quichuaphone parmi laquelle l’auteur a passé plusieurs années. Ainsi, c’est à la forêt, comme l’indique le titre de son livre, qu’Eduardo Kohn doit ses intuitions théoriques et non à des théories qu’il doit sa compréhension de ce territoire. Car la forêt amazonienne propose, pour reprendre ses termes, une « amplification » de ces modalités de signification au-delà de l’humain et accorde à leur étude une forme d’évidence, voire d’exemplarité. L’amplification rend possible la compréhension empirique des formes de pensée émanant d’une forêt animée par des échanges de signes continument produits par différents interprétants – animaux, plantes et esprits. Dans l’établissement de ces relations entre le vivant et le pensant, l’hypothèse d’Eduardo Kohn atteint sa pleine mesure. Les plus belles pages de ce livre explorent les ressources et les outils d’une anthropologie aux confins d’une éthique qui puisse « nous aider à comprendre comment mieux vivre dans un monde que nous partageons avec d’autres sortes de vies », et d’une politique découlant non pas d’une simple « opposition à nos systèmes actuels, ou de leur critique, mais d’une attention portée à une autre manière d’être, qui implique ici d’autres sortes d’êtres vivants ». Cette compréhension de la réalité et des différents courants qui la composent mobilise une intelligence sensible aux dynamiques de la croissance et du développement, phénomènes dont on connaît l’importance dans le cadre des pensées évolutionnaires du vivant. Sous ces conditions, penser avec la forêt peut bien ensauvager nos manières de penser.
(1) Peter Wohlleben, la Vie secrète des arbres : ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, un monde inconnu s’ouvre à nous, Les Arènes, 2017.
(2) Voir à ce propos The Symbolic Species: The Co-evolution of Language and Brain, Norton, 1997 et Incomplete Nature: How Mind Emerged from Matter, Norton, 2012.