ÉTATS-UNIS Mark Bradford
Nous sommes tous disposés à croire que l’art peut changer le monde, qu’il peut le rendre meilleur et que l’esthétique peut promouvoir de véritables changements dans la société. La transformation radicale de la communauté de l’art en industrie, avec l’inflation d’événements, de biennales, de foires, de saisons de ventes aux enchères et de récompenses en tous genres qui la caractérise, nous a éloignés des vraies valeurs en terme de contenu et de qualité plastique. Mark Bradford fait partie des artistes qui sont restés fidèles à ces valeurs dans le monde de l’art. Jusqu’à l’annonce de sa présence au pavillon américain de la Biennale de Venise, il n’a cessé de fonder sa pratique, à l’intérieur et à l’extérieur de son atelier, sur un principe d’équivalence entre valeur éthique et valeur esthétique. Son oeuvre vient de la rue. Plutôt qu’abstraite, elle est extraite de la vie urbaine et de la peau de papier de Los Angeles. Elle provient donc de son environnement immédiat. Bradford détache les pelures des publicités sur les murs et sur les poteaux. Elles sont recyclées, râpées, brûlées afin de composer de grandes « peintures » qui reconstituent et cartographient une planète aussi vulnérable que le papier dont il se sert ; une cartographie de l’Amérique urbaine d’aujourd’hui, fondée sur le geste de l’effacement. Ces peintures ne sont ni abstraites ni figuratives. Pour reprendre un néologisme de Robert Smithson, ces oeuvres sont des non-sites de culture, entre érosion et sédimentation d’économies parallèles et informelles. Elles révèlent l’existence de réseaux marginaux de biens et de services qui lient la population et la maintiennent soudée. L’oeuvre exposée dans le pavillon américain se propose de transformer terres et territoires en les documentant et en les transcendant, de manière critique, au-delà de la représentation. L’oeuvre ne s’arrête pourtant pas là. L’art de Bradford s’étend bien au-delà de l’atelier et des galeries. L’artiste affirme dans ses actes les principes qui sous-tendent son oeuvre. Il y a presque un principe économique dans la manière dont il construit ses pièces avec des matériaux de récupération, qu’il réinvestit de valeur et réintroduit dans un système transactionnel symbolique. La qualité médiocre de ses réalisations est une des clés de son oeuvre. Il travaille avec ce qui s’offre à lui, avec ce qu’il a sous la main. Mais son système ne repose pas seulement sur la valeur symbolique. En fondant « Art + Practice », association éducative et culturelle à but non lucratif au service des jeunes de Leimert Park, un quartier du sud de Los Angeles, il concrétise l’ethos esthétique de son travail artistique. Il restitue ainsi à la communauté une partie des possibilités que lui ont fournies les rues et les murs de son quartier.
L’empreinte de son art n’en est que plus profonde. Il laisse une vraie trace, en réponse à de vrais besoins. Dans l’esprit de Bradford, l’oeuvre vouée à représenter les États-Unis à Venise, à une époque si difficile pour l’histoire américaine et pour celui qui est appelé à représenter son pays, ne peut qu’aller plus loin dans ce sens. Se servant de la Biennale à la fois comme d’une plate-forme et d’un matériau, Bradford a imaginé le projet Process Collettivo, une collaboration de six ans avec l’association vénitienne Rio Terà dei Pensieri, qui travaille à la réinsertion d’hommes et de femmes incarcérés en leur fournissant un emploi et des revenus. Afin de sensibiliser le public aux limites du système pénitentiaire, Bradford soutiendra lui-même financièrement un point de vente dans le quartier vénitien des Frari, où des produits artisanaux seront fabriqués et vendus par des détenus. Au-delà de la surface déchirée de ses oeuvres se révèlent ici l’intérêt et l’attention de Bradford pour les économies marginales et les modes de vie alternatifs, tout particulièrement lorsqu’ils éclosent loin des centres. Il ne s’agit pas tant de « restituer » que de permettre à une communauté spécifique de tirer bénéfice de ce qu’elle crée elle-même, et de se rendre propriétaire de sa vie et de sa dignité. L’Economy de Bradford, avec ce sentiment intense de responsabilité civique et des valeurs humaines, est la manière qu’il a choisie pour représenter un monde meilleur. Son pays a en effet grand besoin d’imaginer d’autres lendemains. Des lendemains où l’art pourrait changer le monde.
Philippe Vergne Traduit par Laurent Perez Philippe Vergne est directeur du Museum of Contemporary Art de Los Angeles (MOCA). We all believe at some point that art could change the world, make the world a better place and be an agent of true social change through aesthetics. The radical expansion of the art community into an art industry with its inflation of venues, biennials, art fairs, auction seasons, and rewards of all kinds, has distanced us from true values of content and visual quality. One of the artists who has maintained his core values in the art world is Mark Bradford. Before it was announced that he would be in the American Pavilion at this year’s Venice Biennale, Mark had been maintaining his practice, inside and outside the studio; the equivalent principle between ethical values and aesthetic value. His work comes from the street; his aesthetic is extracted rather than abstracted from urban life and the paper skin of Los Angeles. It comes from his own neighborhood. Bradford skins the city from the layers of commercial advertisements on walls and poles. These are recycled, shredded, and scorched to compose large “paintings” that frame and map a world as vulnerable as the paper he uses; a cartography of urban America today based on the act of erasure. The work, paintings by other means, are neither abstract nor representative. They are, to quote a Robert Smithson neologism, a nonsite of culture between erosion and sedimentation of parallel and informal economies. They reveal the existence of marginal networks of goods and services that bind and keep people standing together. His work in the American Pavilion plans to reshape territories and lands, documenting them and critically transcending them beyond representation. But it is not where the work ends. Bradford’s art expands beyond the thresholds of the studio and the galleries. He assumes in his actions the premises held in his work. There is an almost economic principle in the way he goes about his work by discarding marginalized materials and how they are reinvested with value and reinserted in a system of symbolic and economic transaction. The low production quality of Bradford’s work is key. He works with what is presented to him, with what is at his fingertips and he makes the most out of what has been discarded. But his system is not only one of symbolic value. When he founded Art and Practice in Leimart Park, a non-profit that provides educational, cultural services and support to foster youth living in Southern Los Angeles, he put in motion the aesthetic ethos of his art work. He brought back to the community a level of access that the streets and the walls of his own neighborhood made available to him and to his art. The footprint of his art is therefore deeper. The mark making is real, and it delivers on real needs. In Bradford’s mind, the work he will present in Venice cannot be done without extending beyond and reaching deeper, as complicated as it is in this point of time in American history and as a representative of a nation. Using the event of the Biennale as both platform and material, Bradford has initiated a six-year collaboration named Process Collettivo with the Venice-based nonprofit, Rio Terà dei Pensieri, whose mission is the reinsertion of incarcerated men and women, by providing them with employment and sources of revenue. Raising awareness about the prison system and its limitations, Bradford himself will financially support a retail outlet in the Frari district of Venice where artisanal goods will be produced and sold by the inmates. Here, beyond the scorched surface of his work, we see Bradford’s deep interest and attention for marginal economies and alternatives ways of sustainability particularly the ones that have flourished away from the center. It is not so much “giving back” as allowing a specific community to benefit from what they create and take ownership of their lives and pride. Eventually, Bradford’s Economy, this sense and urgency for civic responsibility and human values, is the way he has elected to represent a better tomorrow for a nation that deeply needs to imagine another day. Another day when art can change the world.