TURQUIE Cevdet Erek
C’est un couloir étroit, peu éclairé, aux murs blancs. On entend au loin un battement sourd, au tempo rapide. En se rapprochant, la musique se fait plus distincte, tandis qu’on pénètre dans une pièce rectangulaire dont les murs sont entièrement recouverts de rideaux de velours blanc. Atmosphère étrange, inquiétante et captivante d’un univers proche des films de David Lynch. Comme chez le cinéaste américain, la musique est mise au premier plan : c’est elle qui impose la narration, les images venant dans un second temps. Au centre de la salle, comme un totem qui nous aurait attiré jusqu’ici, trône une grande tour composée d’enceintes noires d’où sort le son, désormais complété par des paroles répétées façon mantra : « Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday… Day… Day ». La première pièce de l’exposition Week, présentée à la Kunsthalle Basel en 2012, donne une bonne idée du travail singulier de Cevdet Erek, qui représente cette année la Turquie à la Biennale de Venise. Celui-ci pourrait se définir comme une quête, aussi métaphysique que sensible, de la mesure de toute chose. Conçues exclusivement in situ, ses oeuvres auscultent les lieux où elle prennent corps. Elles prennent des mesures, sous tous les angles, dans des correspondances inédites : la musique (tempo, battements par minute), l’espace (système métrique), le temps (calendrier et horloge). Il s’agit de bouleverser notre perception des choses les plus évidentes – espace, temps, gravité – de questionner ce qui semble indéniable. Ancien étudiant en architecture et musicien du groupe de rock progressif Nekropsi, Erek se nourrit de ses expériences passées pour proposer une oeuvre minimaliste et sidérante, qu’on pourrait rapprocher de Bruce Nauman, Brian Eno ou Tony Oursler, mais dans une toute autre esthétique. Sa capacité à lier de façon subtile des considérations abstraites à une approche sensible l’inscrit notamment dans cette génération passionnante d’artistes turcs, expérimentaux et audacieux, qui ont su dépasser certaines apories formelles et plastiques pour revenir à l’essentiel : l’art comme un questionnement qui ne prétend pas forcément apporter de réponse ( on pense notamment à Hera Büyüktasçıyan¸ ou encore Mehmet Ali Uysal).
À Venise, Cevdet Erek présentera Çın, installation in situ. « Le titre fait référence au son des cloches et aux objets en métal, explique l’artiste. En turc, le mot çın est aussi employé dans çınlama, qui signifie la réverbération, ce que l’espace physique ajoute à chaque son, et kulak çınlaması, le tintement dans les oreilles qu’on ressent après un traumatisme acoustique ». Il ne sait pas encore la forme exacte que prendra l’oeuvre, laissant l’improvisation jouer un rôle important dans le processus créatif. Aussi il a préféré, « plutôt que de décrire une oeuvre qui devra être appréhendée in situ, imaginer une scène comme une exercice de préparation. Des ruines, au loin, devant lesquelles se tient une garde-frontière. Elle ne doit pas quitter son poste et marche en silence. Elle remarque un visiteur qui observe discrètement les alentours. Des milliers de criquets chantent en concert, pour remercier le visiteur. Les deux acolytes tâchent d’échanger des paroles malgré la distance. Ils hurlent de douleur au même moment, frappés soudainement par un bruit violent. Plus tard, ailleurs, de nuit, tandis que la garde essaye d’arrêter le tintement de ses oreilles en ouvrant la fenêtre, le son d’une alarme entre : « viyuviyuviyuviyuviyu ». Elle essaye ensuite d’imaginer de nouveau toute la scène, en revenant au début. »
Yann Perreau It is a narrow, dimly lit corridor with white walls. In the distance we hear a muted throb, a fast tempo. The music becomes more distinct as we approach and enter a rectangular room whose walls are covered by white velvet curtains. The strange, disturbing, captivating atmosphere brings to mind the films of David Lynch. Here, too, music is in the foreground, imposing the narrative. Images only come later. In the centre of the room, like a totem that has attracted us here, there stands a high tower made up of black speakers from which there emerges the sound, now completed by words, repeated like a mantra: “Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday… Day… Day.” The first piece in the Week, his exhibition at the Kunsthalle Basel in 2012, gives a good idea of the singular work done by Cevdet Erek, who is representing Turkey at this year’s Venice Biennale. This could be defined as a quest, as metaphysical as it is sensorial, for the measure of all things. Conceived entirely on-site, his works probe the places where they come into existence. They take measurements, from all angles, with new correspondences: music (tempo, beats per minute), space (the metrical system), time (calendar and clock). The point is to challenge our perception of the most obvious things—space, time, gravity—and to question what seems undeniable. A former architecture student and musician in the progressive rock group Nekropsi, Erek draws on past experiences to propose minimalist and stunning work which could be compared to Bruce Nauman, Brian Eno or Tony Oursler, but with a very different aesthetic His ability to subtly link together abstract considerations and sensorial awareness makes him typical of the fascinating generation of bold, experimental Turkish artists who have managed to get beyond certain formal or visual aporias and back to the essential: art as a questioning that does not necessarily purport to provide an answer (here one might think of Hera Büyüktaşçıyan or Mehmet Ali Uysal). In Venice, Cevdet Erek is presenting Çın, a site-specific installation. “The title refers to the sound of bells and metal objects,” the artist explains. In Turkish the word Çın is also used in çınlama, which means reverberation, or what the physical space adds to each sound, and in kulak çınlaması, the ringing that one experiences in the ears after an acoustic trauma.” He does not yet know what exact form the work will take. The artist accords a considerable role to improvisation in the creative process. “Rather than describe a work that needs to be apprehended on-site,” therefore, he prefers to “imagine a scene, as a preparatory exercise. Ruins in the distance, and in front of them a frontier guard. She spots a visitor discreetly observing the surroundings. Thousands of crickets are singing in unison, to thank the visitor. The two acolytes manage to exchange a few words, in spite of the distance. They shout out with pain at the same moment, struck suddenly by a violent noise. Later, elsewhere, in the night, as the guard tries to stop the ringing in her ears by opening a window, the sound of an alarm is heard: “viyuviyuviyuviyuviyu.” She now tries to imagine the whole scene again, starting at the beginning.
Translation, C. Penwarden