Julian Rosefeldt
Palais des beaux-arts / 24 février - 20 avril 2017
Il n’est pas innocent que les BeauxArts de Paris accueillent ce printemps l’installation vidéographique Manifesto de l’artiste allemand Julian Rosefeldt, tant l’idée de manifeste incarne à la fois les sources mêmes des concepts de modernité et d’avant-garde que l’on se doit d’étudier, et le rêve de beaucoup d’apprentis artistes : écrire un manifeste qui changerait le cours des choses. Julian Rosefeldt en a choisi une soixantaine de toute nature et de toute discipline, du Manifesto of the Communist Party de Karl Marx et Friedrich Engels (1848) à Man Is Double Man Is Copy Man Is Clone de Sturtevant (2004), en passant par la plupart des déclarations artistiques de l’entre-deux-guerres. Très judicieusement, ceux-ci sont présentés en préambule à l’installation, et l’on peut mesurer les multiplicités de leur territoire et de leur forme d’émission : du livre au journal, du tract à l’affiche, du texte au film, en passant par la performance sonore ou visuelle. Dans la salle suivante, une suite d’écrans suspendus dans un seul et même espace obscurci propose treize variations filmiques sur l’idée de manifeste. Pourtant, le principe est moins cinématographique que théâtral : prendre la matière de ces manifestes, les déconstruire et les reconstruire sous la forme d’un monologue, d’une performance volontaire distanciée, interprétée par une seule et même actrice, Cate Blanchett. Aucune littéralité ne devra donc être cherchée, mais plutôt une mise en abîme parfois émouvante : la clocharde, l’ouvrière, l’enseignante d’école primaire, parfois totalement burlesque : la chorégraphe, la trader… Deux moments suspendus servent de points de jonction à cette polyphonie finement orchestrée : pour le premier, portées par le visage en gros plan de chaque protagoniste, toutes les voix se synchronisent à la manière d’un choeur déclaratif. Pour le second, tous les textes s’achèvent en douceur et les scènes se ralentissent, comme si le temps de l’image pouvait s’étirer éternellement au coeur du temps de l’histoire. Pour autant, il ne faudrait pas réduire ce manifesto ni à une acmé dans la carrière encore précoce de l’artiste, ni à un simple exercice de virtuosité post-moderne vis-à-vis de l’histoire de l’art, ni même à un oratorio dédié à Cate Blanchett, mais en décortiquer tous les ressorts théoriques, esthétiques et symboliques. Manifesto est ainsi moins le manifeste des manifestes que la révélation de leur épuisement à l’heure où tout est devenu manifestation : de la P.-D.G. lors d’une réception privée qui se prend pour une commissaire d’exposition et historienne de l’art à la présentatrice du journal télévisé qui met en scène son reporter en direct à grand effet de boucle d’annonce d’un événement qui n’a jamais vraiment lieu. Le médium n’est plus que le médium du médium dès lors que tout message est considéré comme subalterne ou obsolète. Au sein de cette allégorie, la marionnettiste, portée par les mots de Breton, est semblable à l’Ange de l’histoire de Paul Klee qui avait tant interloqué Walter Benjamin: « [la] tempête le pousse irrémédiablement vers l’avenir auquel il tourne le dos […] Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » L’exercice est particulièrement salutaire.
Charles-Arthur Boyer
Given that the word “manifesto” is synonymous with the concepts of modernity and the avant-garde, which all students must study, and that many budding artists themselves dream of writing a game-changing manifesto in their own work, the Paris Beaux-Arts school seems a natural setting for the video installation of that name by German artist Julian Rosefeldt. In fact, he has chosen some sixty of these documents, ranging from the Communist Party Manifesto by Karl Marx and Friedrich Engels (1848) to Man Is Double Man Is Copy Man Is Clone by Sturtevant (2004), and including most of the artistic statements from the interwar years. The documents are judiciously presented by way of a preface to the installation, giving a idea of the variety of their fields and forms: from book, newspaper, tract, poster or text to film or performance, whether aural or visual. The next room is darkened. There, a series of screens hanging from the ceiling offer thirteen film variations on the manifesto idea. However, the principle is not so much cinematic as theatrical: the substance of the manifestos is deconstructed and reconstructed in the form of monologues, deliberately distanced performances, all given by actor Cate Blanchett, who, in a series of roles reflectively matches each text to a character. These can be moving (homeless, worker, primary school teacher) or utterly burlesque (choreographer, trader, etc.). The polyphony periodically comes together in two suspended moments: in the first, the faces of the protagonists all appear in close-up and the voices suddenly become synchronized, like a choir chanting; in the second, the texts softly peter out and the scenes slow down, as if the time of the image could become an eternal presence in history. Still, Manifesto demands that we look beyond its postmodern virtuosity and glamour. This may be an early high point in this young artist’s career, and also a showcase for Blanchett’s talent, but its theoretical, aesthetic and symbolic dimensions warrant full analysis, too. Manifesto is not so much a manifesto of manifestos as a reflection of their exhaustion in an age when everything is artistically framed, from a private reception by a CEO who thinks she’s a curator and art historian to a news anchor presenting with a flourish of teasers a journalist reporting live about an event that never happened. Treat the message as secondary or obsolete, and all you have left is the medium as medium for the medium. In this allegory, the puppeteer acting to the words of André Breton reminds us of Walter Benjamin’s meditation on Paul Klee’s Angelus Novus: “This storm irresistibly propels him into the future to which his back is turned […]. This storm is what we call progress.”
Translation, C. Penwarden