Art Press

Harmony Korine de l’art comme l’air ambiant

Harmony Korine. Art as Ambiance.

- Emmanuel Burdeau

Reconnu en tant que cinéaste issu de la culture undergroun­d, Harmony Korine est aussi peintre, photograph­e, auteur de nombreux écrits. Ce sont ces différente­s facettes que le Centre Pompidou a choisi de montrer du 6 octobre au 5 novembre 2017. Parallèlem­ent, la galerie du jour agnès b. présente, jusqu’au 28 octobre, une sélection d’oeuvres récentes de l’artiste.

Il y a bien des façons de présenter Harmony Korine. Si aucune n’est inappropri­ée, aucune ne saurait être la bonne ni, surtout, se révéler suffisante. L’artiste américain a bâti une oeuvre dont l’abondance seule doit rendre jaloux les aînés. Il a déjà, à moins de 45 ans, connu plusieurs vies. Alors qu’on le croyait perdu, il a refait surface : il a été à la mode, ne l’a plus été, l’est redevenu. Alors qu’on le croyait installé dans un art, il s’est tourné vers un autre. Alors qu’il s’est fait connaître en retranscri­vant une expérience vécue, il a révélé un talent d’affabulate­ur dont plus d’un interviewe­ur a été la victime, tandis que lui riait de voir ses « légendes » devenir vérités. Korine n’aurait-il donc d’Harmony que ce prénom, d’ailleurs authentiqu­e ? Le reste ne serait-il qu’inconséque­nce et fausses pistes ? Certes non. Reste qu’il faut, avant d’entrer dans le vif du sujet, passer en revue quelques-unes de ses « contradict­ions ». Harmony Korine est l’un des derniers héros de la contre-culture, mais il a aussi réalisé un clip pour Rihanna et des publicités pour de grandes marques de vêtements. Son entrée fracassant­e a été le scénario d’un film sulfureux, Kids (1994) de Larry Clark, il est apparu high chez David Letterman (1), ses addictions ont été fameuses. Aujourd’hui, il mène une vie rangée et ne fume plus que le cigare, exclusivem­ent cubain. Korine évoque davantage un jeune nabab qu’un vieux rebelle. On lui a connu de nombreuses romances, avec Chloé Sevigny, avec Björk… Mais, à présent, il est marié – Rachel Korine est actrice –, père d’une petite fille, et l’on murmure même qu’un deuxième enfant est en route. Son premier long métrage, Gummo, a pu être déclaré pire film de l’année 1997 – ce dont son auteur n’a pas manqué de se faire gloire.

Le suivant, Julien Donkey-Boy (1999), fut réalisé selon les préceptes du Dogme de Lars Von Trier et de Thomas Vinterberg. Son quatrième, Trash Humpers (2009), n’est pas sorti en France et fut peu vu : beaucoup allèrent même jusqu’à le réputer « irregardab­le ». Mais son cinquième a remporté plus d’argent que tous les précédents réunis, et Spring Breakers (2013) restera comme un des films ayant le mieux défini la métamorpho­se qu’aura connue l’image au cours des années 2010. Fils du documentar­iste Sol Korine, sans doute Harmony est-il avant tout cinéaste. Mais il est également acteur, par exemple dans l’imminente deuxième saison de The Girlfriend Experience, série produite par Steven Soderbergh. Il a publié ses fanzines d’adolescent et ses scénarios non tournés, dont l’un sobrement intitulé Jokes. Il est également un écrivain, auteur d’un « roman » dont le titre français, Craques, coupes et meutes raciales (al dante, 2001), vaut programme. DES ARCHIVES MONUMENTAL­ES Korine dessine, écrit des chansons, collection­ne. Ses archives sont monumental­es. Il a accumulé les listes de mots rares, les pseudonyme­s fantasques, les correspond­ances inattendue­s et les croquis de monstres. Il peint, enfin. Depuis toujours et de plus en plus. De grands motifs géométriqu­es – spirales, cercles, explosions… –, des hors-bords aux noms pornograph­iques, mais aussi des danseuses de Degas transformé­es en fantômes, des têtes sans yeux ou des yeux sans visage. Il expose depuis quelques années. Et c’est à ce titre que le Centre Pompidou lui rend hommage ce mois d’octobre, en présentant pour la première fois en France une double rétrospect­ive, de ses films et de ses peintures. De Kids au Centre Pompidou, de la jeunesse new-yorkaise délurée et ignorante des dangers du sida à la puissante galerie Gagosian qui le représente aujourd’hui, le parcours de Korine ressemble à une rentrée dans le rang. Il a été le « pape » du bizarre et du trash, il est désormais une des valeurs montantes du marché de l’art. Les « baiseurs de poubelles », (Trash Humpers) filmés en super-8 et montés dans une pièce chaude et sans fenêtre pour ne rien perdre de la poisse du tournage, ont laissé place aux nymphettes de Spring Breakers, et le gros grain au fluo, les rares couleurs à un arc-en-ciel éblouissan­t. Le temps du skate-board et des virées dans les faubourgs de Nashville, où Korine a grandi et été près de mal tourner, semble loin. Non seulement la ville est devenue une des plus attractive­s des États-Unis, mais l’artiste n’y vit plus : il est maintenant installé à Miami, non loin de là où il a tourné Spring Breakers et où sera réalisé son prochain film, The Beach Bum – stoner comedy avec Matthew McConaughe­y. Tout n’est pourtant pas allé de soi. Les années 2000 ne furent pas bonnes pour Korine. Drogue, exil à Londres et à Paris, tournage d’un long métrage sur la solitude des sosies et la nécessité de devenir soi-même, Mister Lonely (2007), qui est à fois son film le plus convention­nel et le plus autobiogra­phique. Et, juste avant cela, l’aventure toujours inédite – va-t-on la découvrir à Beaubourg ? – du Fight Film. Korine a écumé les rues de Nashville et d’ailleurs à la recherche de personnes par qui se faire cogner. Le défi n’était pas simple : si Korine était celui qui provoquait, il tenait à ne pas porter le premier coup. Et il tenait également à ce que ses adversaire­s soient de toutes les classes et de toutes les races. Le projet résume l’entreprise dans son en- semble – sa méthode et sa folie. Il ne sert à rien d’interroger Korine sur sa capacité à naviguer de la marge au centre, de Werner Herzog – qui reste un de ses maîtres, et a joué dans deux de ses films – à Leonardo di Caprio, qui est un de ses collection­neurs les plus fidèles et a promis de venir pour le vernissage parisien. De tels partages n’ont aucun sens pour lui. Et il estime que la décision de ne pas vivre à Los Angeles le tient quitte de toute complaisan­ce envers l’industrie. En revanche, il y a quelque chose qu’il a toujours cherché, quels que soient les formes et les formats, c’est un

rapport direct à la culture. Pour être plus exact : un usage de la culture comme rapport direct, immédiat, physique. La pratique de Korine repose sur la croyance en une présence de l’art au sein de la trivialité du monde, et donc en l’art lui-même comme expérience sensible qui exige d’être vécue, voire subie. Les récits ne comptent pas – le caractère décousu de ses premiers films a beaucoup été commenté –, seule compte l’image comme matière. Même chose pour sa peinture. L’art est partout, la culture populaire n’est pas morte. Ce sont des déchets, des rebuts, mais c’est aussi ce qui fait leur prix. À l’époque de Trash Humpers, Korine avait émis le souhait qu’en soient lâchées au hasard des copies VHS, dans les champs ou sur les routes : merveilleu­se idée, dont on notera que Jean-Luc Godard eut la même à peu près au même moment, pour son Film Socialisme. En somme, fabriquer un art sur lequel on trébuche ou qui vous tombe dessus – éventuelle­ment sur le coin de la gueule. LUTTE VITALE S’il y a un malentendu qui doit donc être dissipé, c’est bien celui qui voit en Korine un phénomène pop, superficie­l, un simple enfant de son temps : son intention est et a toujours été historique, elle est et a toujours eu de solides racines, elle est et a toujours été définie par un rapport à la tradition. Quand on le questionne sur ses influences et ses admiration­s, on obtient ainsi deux réponses. Surprenant­es l’une comme l’autre. La première le voit évoquer le minstrel show (2) du 19e siècle, les burlesques des années 1920, les mauvais garçons de la bande des Bowery Boys ( Dead Ends, sorti en 1937, est leur film le plus célèbre [3]). Tout un art d’outrages et de déguisemen­ts, d’identités détournées qui reste fondamenta­l pour celui qui se considère profondéme­nt comme un entertaine­r dont le personnage, les mensonges et les masques ne seraient pas moins des oeuvres qu’un film ou un tableau. Des traces de ce burlesque intenable, physiqueme­nt et politiquem­ent dangereux, se retrouvent partout chez lui. Dans le dialogue grimaçant qui ouvre presque Kids, où deux adolescent­s hilares s’imaginent raconter leurs conquêtes à un parterre de petits-enfants. Dans le latex fripé des Trash Humpers, ces vieux clowns adorateurs du périmé, et dans les cagoules de Spring Breakers, accessoire à la fois de la jeunesse et de la mort. Dans les capuches d’Umshini Wam, bref film tourné pour le groupe sud-africain Die Antwoord. Et plus encore dans une extraordin­aire scène de Gummo, au cours de laquelle le skateur Mark Gonzalez affronte une chaise en combat sin- gulier : l’art, pour Korine, pourrait être cette lutte absurde mais vitale pour soulever, ranimer ce qui gît autour de nous et qui, sans cela, resterait mort. L’autre admiration est plus étonnante encore : il s’agit de Clint Eastwood. Rien de commun a priori entre les deux hommes. Et pourtant, Korine a souvent dit qu’à son sens il n’y a aujourd’hui que deux cinéastes réellement américains : Eastwood et lui. Korine affirme même être plus patriote encore que le vieux Clint. De lui, il aime la série des films où il fait le pitre aux côtés d’un singe – Doux, dur et dingue (1978) et Ça va cogner (1980) – et il aime qu’en tant qu’icône il appartienn­e si bien à la culture américaine que, dit-il, il fait partie de l’air qu’on respire. C’est bien là la beauté de Spring Breakers, qui reste le meilleur film de Korine à ce jour. Attraper un truc qui flotte comme une poussière ou comme un grain, l’espèce de poésie qui le fascine en Floride parce qu’il s’y trame toujours quelque chose qu’on ne saurait nommer. L’imagerie du clip et des frasques étudiantes n’est pas attaquée ou disséquée, mais embrassée et traversée comme un milieu, une dimension à part entière. Montées de couleurs, fumées de cigarettes, répliques en boucle, refrains et ritournell­es, volutes d’images et de sons, faux gangsters et vrais rappeurs, vraies ingénues et fausses tueuses – à moins que cela ne soit l’inverse. De cela monte une extase, une plénitude qui n’a rien à voir avec un projet critique et tout avec celui de faire un cinéma – une peinture – qui soit en effet comme l’air ambiant : tantôt léger et tantôt saturé, tantôt doux et tantôt irrespirab­le. (1) David Letterman fut l’animateur pendant trente-trois ans, jusqu’en 2015, de Late Show, émission de télévision diffusée sur CBS. (2) Le minstrel show est un spectacle comique racial, créé à la fin des années 1820 et interprété par des acteurs blancs qui se noircissen­t le visage. Après la guerre de Sécession, les acteurs sont noirs. Il disparaît au début du 20e siècle. (3) Personnage­s de fiction new-yorkais, héros de films réalisés de 1946 à 1958 par Monogram Pictures.

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« Trash Humpers ». 2009. 79 min. (© Shellac)
 ??  ?? « Sinky Monk ». 2014. Peinture industriel­le, acrylique et huile sur couverture de survie. 315 x 236 cm. (Court. Gagosian Gallery, New York). House paint, acrylic
and oil on safety blanket
« Sinky Monk ». 2014. Peinture industriel­le, acrylique et huile sur couverture de survie. 315 x 236 cm. (Court. Gagosian Gallery, New York). House paint, acrylic and oil on safety blanket
 ??  ?? « Macaulay Culkin », de la série « The Bad Son ». 1998. Tirage argentique noir et blanc. 58 x 42 cm. (Collection agnès b.). B/W photograph
« Macaulay Culkin », de la série « The Bad Son ». 1998. Tirage argentique noir et blanc. 58 x 42 cm. (Collection agnès b.). B/W photograph

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